lundi 24 novembre 2003
L’école malékite est l’une des quatre écoles juridiques [1] les plus répandues dans le monde musulman depuis le deuxième et le troisième siècle hégirien.
Cette école, ou madhhab, doit son nom à l’illustre savant, le grand juriste, l’Imâm de Médine, Mâlik Ibn Anas, que Dieu l’agrée. Celui-ci occupa une place saillante parmi les juristes musulmans, excella dans la ville qui reçut la science et la bénédiction du Prophète, et porta le flambeau des sept célèbres juristes médinois : Abû Bakr Ibn ʿAbd Ar-Rahmân Ibn Al-Hârith Ibn Hishâm, Qâsim Ibn Muhammad Ibn Abî Bakr As-Siddîq, ʿUrwah Ibn Az-Zubayr Ibn Al-ʿAwwâm, Saʿîd Ibn Al-Musayyab, Sulaymân Ibn Yasâr, Khârijah Ibn Zayd et ʿUbayd Allâh Ibn ʿAbd Allâh Ibn ʿUtbah Ibn Masʿûd.
L’Imâm Mâlik naquit à la fin du premier siècle hégirien et son âme retourna à Dieu environ vingt ans avant la fin du deuxième siècle. La première moitié de sa vie s’écoula sous le Califat des Omeyyades, alors que la seconde témoigna des premiers épisodes du Califat abbasside.
Il vécut ainsi à une période mouvementée de l’Histoire islamique où émergèrent de nombreux courants de pensée religieux et politiques. Sous les Omeyyades, le Califat islamique bien-guidé fut transformé en un système monarchique. Cela généra discordes, conflits et instabilité, d’autant plus que le nouveau système instauré fut teinté d’un "nationalisme arabe". Dans ce contexte, les non-arabes subirent des injustices et les descendants du noble Prophète - paix et bénédiction de Dieu sur lui - connurent de dures épreuves sanglantes et de regrettables oppressions.
En 132 A.H., après avoir démantelé les structures du pouvoir omeyyade, le Califat des Abbassides vit le jour. Le conflit s’attisa alors entre les Abbassides et les Alawites, malgré les liens de parenté qui les liaient... Comme pour réagir au nationalisme arabe qui avait émergé sous les Omeyyades, divers nationalismes non-arabes se développèrent sous les Abbassides. C’est alors que les courants de pensée se multiplièrent, divers groupes religieux montèrent sur scène et l’ouverture sur la philosophie grecque, les pensées persanes ou indiennes s’élargit par le biais de diverses traductions.
Les frontières du monde islamique s’étaient largement étendues à cette époque, la vie matérielle voyait son cercle s’étendre et la nécessité d’apporter des réponses religieuses à des questions originales se faisait croissante, compte tenu de la diversité des peuples ayant embrassé l’islam.
Les opinions juridiques se multiplièrent et deux principales écoles ou méthodologies se dégagèrent.
La première méthodologie, celle des Gens du Hadîth, prônait l’application stricte et rigoureuse du Coran et de la Sunnah, mettant l’accent sur la lettre et la narration. Cette Ecole eut de nombreux adeptes et trouva une terre fertile dans le Hijâz en général, et à Médine en particulier. En effet, cette méthodologie était en harmonie avec la vie à Médine, la ville du Prophète : une ville fortement attachée aux enseignements du Prophète et ayant préservé sa simplicité et son climat sain. Médine se dressa longtemps comme un rempart devant les idéologies sociales et politiques étrangères issues des nombreuses conquêtes islamiques et du contact avec de nouveaux peuples et de nouvelles cultures.
La deuxième méthodologie, l’Ecole de l’Opinion, plus interprétative que la précédente, prônait également l’attachement, le respect et l’application du Coran et de la Sunnah, mais mettait davantage l’accent sur le rôle de l’intellect dans l’appréhension et l’interprétation des énoncés ainsi que dans la déduction des jugements légaux selon les règles de cette discipline. Cette école s’était fortement répandue en Irak qui était, à cette époque, le foyer scientifique musulman le plus actif. L’Irak était fort d’une histoire scientifique riche ; le recours à la recherche et à l’analyse rationnelle était devenu familier dans l’environnement irakien, confronté à diverses cultures, notamment la culture persane où foisonnaient les idéologies et les philosophies.
L’Imâm Mâlik naquit et vécut à Médine. Il fut ainsi influencé par la vie et l’esprit de cette honorable ville. Il naquit à l’époque de l’Omeyyade Al-Walîd Ibn ʿAbd Al-Malik et retourna à Dieu sous le règne de l’Abbasside Hârûn Ar-Rashîd. Ainsi fut-il témoin du Califat omeyyade et du Califat abbasside et des luttes qui les opposèrent. Il fut également témoin des luttes entre les Abbassides et les Alawites, du mouvement des Khârijites, et des polémiques ayant opposé les Sunnites aux Shîʿites.
Il s’agit de l’un des quatre pôles de la jurisprudence islamique, Mâlik Ibn Anas Ibn Mâlik Ibn Abî ʿÂmir Ibn ʿAmr Ibn Ghaymân Ibn Khathîl Ibn ʿAmr Ibn Al-Hârith.
Son arrière grand-père, Abû ʿÂmir Ibn ʿAmr, fut un Compagnon du Messager de Dieu - paix et bénédiction de Dieu sur lui. Il participa à toutes les batailles du temps du Messager de Dieu, exception faite de la grande bataille de Badr.
Son grand-père, Mâlik Ibn Abî ʿÂmir, fut un grand Successeur qui rapporta des hadiths sur l’autorité du Commandeur des Croyants ʿUmar Ibn Al-Khattâb, de Talhah, de la Mère des Croyants ʿÂ’ishah, de Abû Hurayrah et de Hassân Ibn Thâbit, que Dieu les agrée tous. Il fut l’un des quatre hommes ayant porté le Commandeur des Croyants ʿUthmân Ibn ʿAffân, que Dieu l’agrée, à sa tombe. Il fut l’un des scribes qui inscrivirent le Coran lorsque ʿUthmân réunit les codex du Coran. On rapporte en outre que le « Cinquième Calife bien-guidé », ʿUmar Ibn Abd Al-ʿAzîz, lui demandait conseil.
Quant au père de Mâlik, Anas, l’histoire ne nous apprend que peu de choses sur lui. Nous savons toutefois qu’il vécut à Dhû Al-Marwah, une oasis dans le désert au nord de Médine, et qu’il gagnait sa vie en fabriquant des arcs. Selon l’opinion la plus solide, sa mère s’appelait Al-Ghâliyah Bint Shurayk Al-Azdiyyah.
L’Imâm Mâlik naquit en 93 A.H., à Dhû Al-Marwah. Il vécut ensuite à Al-ʿAqîq, une vallée dans les alentours de Médine, puis s’installa à Médine, la ville où repose le Messager bien-aimé - paix et bénédictions de Dieu sur lui.
Dans son enfance, l’Imâm Mâlik mémorisa le Noble Coran, puis apprit les hadiths prophétiques et les verdicts religieux (fatâwâ) des Compagnons. Il étudia la jurisprudence de l’Ecole de l’Opinion et s’initia à la réfutation des courants déviants. Il se montra brillant dans l’acquisition des sciences islamiques et se distingua par son excellente mémoire.
Sa mère lui recommanda dans son enfance de se faire le disciple du Successeur, le Hâfidh Abû ʿUthmân Rabîʿah Ibn Abî ʿAbd Ar-Rahmân Al-Qurashî, pour puiser dans son savoir. Rabîʿah, que Dieu l’agrée, était surnommé "Rabîʿat Ar-Ra’y" pour sa rigueur et son intelligence dans l’interprétation et le raisonnement par analogie. Les savants sont unanimes quant à son éminence en matière de science et de jurisprudence. Yahyâ Ibn Saʿîd dit de lui : "Je n’ai vu plus sensé que Rabîʿah." Le jeune Mâlik apprit la jurisprudence interprétative de l’Ecole de l’Opinion auprès de Rabîʿah et, plus tard, lorsque Rabîʿah décéda, Mâlik prononça ces mots nostalgiques : "La saveur de la jurisprudence disparut depuis la mort de Rabîʿah."
L’étape suivante de l’apprentissage de l’Imâm Mâlik fut marquée par son initiation auprès d’un grand nombre de Sheikhs. Selon l’Imâm An-Nawawî, il eut 900 maîtres dont 300 Successeurs, les autres étant des Successeurs de Successeurs. L’Imâm ʿAbd Ar-Rahmân Ibn Hurmuz Al-Aʿraj figurait parmi ses maîtres les plus distingués. Mais parmi ses Sheikhs, nous pouvons également citer Nâfiʿ, le noble Successeur affranchi de ʿAbd Allâh Ibn ʿUmar, le grand Imâm Jaʿfar Ibn Muhammad Al-Bâqir, le juriste et savant-mémorisateur Yahyâ Ibn Saʿîd Al-Ansârî le Juge de Médine, et le prédicateur aux exhortations vibrantes, Salamah Ibn Dînâr Abû Hâzim As-Sûfî.
L’excellence de l’Imâm Mâlik lui permit d’enseigner et de diffuser la science dès sa jeunesse. On dit même qu’il commença à enseigner à l’âge de dix sept ans. Il choisit la Mosquée du Prophète pour tenir son cercle de science. Plus précisément, il choisit, dans la Mosquée de Médine, l’endroit où se tenait le Calife Juste ʿUmar Ibn Al-Khattâb. C’est là que s’asseyait le Messager de Dieu - paix et bénédictions de Dieu sur lui. Les cours de l’Imâm Mâlik ne furent transférés chez lui que plus tard, à cause de sa maladie.
La profusion de sa science attira une foule très nombreuse, sa renommée s’étendit et il occupa une place distinguée dans le cœur des habitants de Médine.
En matière de jurisprudence, Mâlik puisait dans le Noble Coran, exigeant que l’exégète ait une excellente maîtrise de la langue arabe. Puis il s’appuyait sur le Hadîth et la Sunnah, avec une grande minutie dans l’authentification des narrations. Il considérait la pratique des gens de Médine comme un argument législatif.
Ce noble savant prolongeait la réflexion et la méditation avant d’émettre une fatwâ ou un avis juridique. Il disait : "Parfois, on me fait part d’une question et je passe toute la nuit à la traiter." Il arrivait qu’une personne vienne le consulter pour une question juridique et reparte avec pout toute réponse de l’Imâm : "Laisse-moi, je dois y réfléchir." La précipitation n’avait aucune place dans ses verdicts. Il en est ainsi pour tous les nobles savants qui pensent en permanence au Jour où ils comparaîtront devant Dieu.
Le scrupule de l’Imâm Mâlik transparaît aussi dans sa parole : "La chose la plus éprouvante pour moi c’est d’être interrogé sur une question du licite ou de l’illicte, car il s’agit de trancher dans la religion." C’est ainsi que l’Imâm Mâlik passa des années sans avancer une opinion sur certaines questions complexes et ambiguës. Il dit : "Voilà une dizaine d’années que je réfléchis à une question, sans arrêter une opinion."
Plus encore, quand l’Imâm était questionné sur une chose qu’il ne savait pas, il répondait sobrement : "Je ne sais pas." Lorsqu’une personne insistait en lui disant : "Je suis venu jursqu’à toi de mon lointain pays pour te poser cette question et voici que tu me réponds que tu ne sais pas, toi le grand Imâm de Médine. Que vais-je dire aux miens ?" Et l’Imâm, imperturbable, de répondre : "Dis-leur que Mâlik ne sait pas."
La femme que choisit l’Imâm pour l’accompagner dans sa vie n’était pas une femme libre. Il épousa une esclave. On rapporte que l’Imâm Mâlik avait beaucoup d’estime pour son épouse et eut d’elle trois fils - Muhammad, Hammâd et Yahyâ - et une fille, Fâtimah, appelée Umm Al-Banîn. Umm Al-Banîn connaissait l’ouvrage de son père, Al-Muwattâ’, par coeur et avait une connaissance des sciences islamiques supérieures à celle de ses frères. Lorsqu’un élève de Mâlik lisait un passage d’Al-Muwatta’ dans son cercle d’enseignement, Fâtimah se tenait derrière la porte et signalait chaque erreur de lecture en frappant à la porte. Entendant cela, Mâlik demandait au lecteur de reprendre le passage où il s’était trompé.
La source première sur laquelle s’appuyait l’Imâm Mâlik dans sa jurisprudence fut le Noble Coran. C’est dans les versets de la Sage Révélation qu’il cherchait les jugements légaux et les preuves juridiques. Il estimait que toute personne qui se penchait sur l’interprétation des versets coraniques devait absolument avoir une grande maîtrise de la langue arabe, la langue de la révélation. "Si on m’amène un homme qui interprète le Coran sans être savant en langue arabe, je le punirai très certainement", disait-il. Par ailleurs, il ne tenait pas compte des israélismes [2] en matière d’exégèse.
Mais la maîtrise de la langue, outil indispensable pour l’exégète, ne suffit pas à elle seule pour puiser les jugements divins dans le Noble Coran. La Tradition du Prophète - paix et bénédiction de Dieu sur lui - illustre les versets, les expose, les explique et en revèle le sens. C’est pourquoi l’Imâm Mâlik voyait en la Sunnah la deuxième source fondamentale de la Législation islamique, conformément à la Parole de Dieu :
"Prenez ce que le Messager vous octroie ; et ce qu’il vous interdit, abstenez-vous en." [3]
"Quiconque obéit au Prophète, obéit à Dieu" [4]
"[...] Et vers toi, Nous avons fait descendre le Coran, pour que tu exposes clairement aux gens ce qu’on a fait descendre pour eux et afin qu’ils réfléchissent" [5]
"Non !... Par ton Seigneur ! Ils ne seront pas croyants aussi longtemps qu’ils ne t’auront demandé de juger de leurs disputes et qu’ils n’auront éprouvé nulle angoisse pour ce que tu auras décidé, et qu’ils se soumettent complètement [à ta sentence]" [6]
En outre, les verdicts religieux et les jugements juridiques émis par les Compagnons du Prophète - paix et bénédictions de Dieu sur lui -, occupaient une place importante dans la jurisprudence de l’Imâm Mâlik. Il pensait en effet que la pratique des Compagnons doit être annexée à la Sunnah. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que le Muwatta’ de Mâlik compile, à côté des hadîths prophétiques, des verdicts des Compagnons. Il rapporta, par exemple, selon ʿAbd Allâh Ibn ʿUmar, qu’un homme vint le voir et dit : "Ô Abû ʿAbd ʿAr-Rahmân, j’ai accordé un emprunt à un homme et j’ai exigé qu’il me le retourne par une chose de plus grande valeur". Ibn ʿUmar répondit : "Telle est l’usure (Ribâ)".
Lorsque l’Imâm Mâlik manifesta un tel attachement à la Sunnah du Prophète et à la guidance des Compagnons, il devint l’Imâm de la Sunnah à son époque et occupa une place très distinguée parmi les savants de l’Islam.
Il voyait dans le jugement légal émis par un compagnon une preuve solide et une branche de la Sunnah. En effet, soit le compagnon a appliqué un jugement qu’il tient du Messager de Dieu, soit la situation se prêtait à l’ijtihâd, et l’ijtihâd du compagnon découle de l’aiguisement de son sens juridique grâce à l’éducation prophétique qu’il a reçue.
Par ailleurs, il prenait en considération les opinions de certains Successeurs lorsqu’il s’assurait de leur science, de leur maîtrise de la jurisprudence et de leur éthique. Parmi ceux-là, citons ʿUmar Ibn ʿAbd Al-ʿAzîz, Saʿîd Ibn Al-Musayyab, Ibn Shihâb Az-Zuhrî et Nâfiʿ l’affranchi de ʿAbd Allâh Ibn ʿUmar.
Le consensus juridique, Ijmâʿ, est une autre preuve législative considérée par Mâlik. On entend par consensus juridique l’accord des juristes et des savants musulmans sur une question donnée. A plusieurs occasions, l’Imâm Mâlik introduisait un jugement juridique par : "L’opinion qui fait l’objet d’un consensus chez nous". Il entendait par cela : "la chose sur laquelle s’accordent les juristes et les gens de science, sans divergence".
Il semblerait que l’Imâm Mâlik entende par "les juristes et les gens de science", les savants et les juristes de Médine. Lorsqu’il dit "L’opinion qui fait l’objet d’un consensus chez nous", il renverrait ainsi à l’opinion qui fait l’unanimité à Médine. C’est pour cette raison que certains savants affirment que le consensus juridique chez Mâlik, c’est la pratique des gens de Médine. La religion, ses fondements et ses branches, furent transmis et appliqués à Médine de génération en génération, depuis le temps des Compagnons. Ainsi, la pratique des savants et juristes médinois reflète avec fidélité ce qui fut transmis par les pieux prédécesseurs. C’est pour cette raison, que l’Imâm Mâlik préférait le consensus des gens de Médine aux hadîths dits ahâd.
L’analogie juridique (Qiyâs), la préférence juridique (Istihsân) et la présomption de continuité (Istishâb) constituent également des preuves juridiques pour l’Imâm Mâlik.
Le raisonnement par analogie (Qiyâs) consiste à appliquer pour un cas juridique non tranché par les sources législatives primaires le jugement prévu dans la législation pour un autre cas juridique, sachant que, au fond, la raison juridique qui motive le jugement dans le premier cas s’avère présente dans le second [7].
La préférence juridique istihsân peut se produire dans deux cas de figures. Le premier, c’est lorsque le mujtahid délaisse le recours à un raisonnement par analogie explicite au profit d’un raisonnement par analogie implicite. Le second cas de figure se présente lorsque le mujtahid favorise, pour un motif donné, un jugement exceptionnel par rapport à un jugement convenu. Si, par exemple, le dévoilement de la ʿawrah est illicite, une exception sera faite à ce jugement pour des raisons médicales où le patient devrait exposer des membres de sa ʿawrah au médecin. Dans ce cas de nécessité médicale, la préférence est donnée au jugement exceptionnel.
Enfin, l’Istishâb stipule que le jugement légal relatif à une chose est conforme à son état dans le passé, aussi longtemps que rien ne prouve que cet état a changé, et que le jugement établi dans le passé est valide dans le présent, jusqu’à ce qu’une preuve motivant un changement soit avancée.
Mâlik prenait aussi en considération la réalisation de l’intérêt public (Al-Masâlih Al-Mursalah) et l’obstruction aux prétextes (Sadd Adh-Dharâ’iʿ) [8].
Par ailleurs, l’Imâm Mâlik prenait en compte l’usage (ʿUrf) et la coutume (ʿÂdah). Il s’agit de conventions relatives aux paroles, aux actes ou aux abstentions, répandues parmi les gens et consacrées par l’usage. Le recours à l’usage peut être fait par le savant à condition qu’il n’y ait pas de texte dans le Coran ou la Sunnah tranchant la question et que cela n’entraîne pas de mal ou de nuisance.
Ce tour d’horizon rapide témoigne de la richesse des mécanismes juridiques de l’école malékite. Il convient de noter que la plupart de ces sources législatives sont également considérées dans les autres écoles juridiques sunnites.
Si les maîtres de l’Imâm Mâlik furent très nombreux, il en fut de même pour ses élèves. Ce contact privilégié avec l’Imâm Mâlik fut sans doute favorisé par sa présence à Médine, lieu de passage par excellence des pélerins venus prier dans la mosquée du Prophète Muhammad et le saluer dans sa tombe illuminée. Pendant leurs séjours, de durées variables, les étudiants et les savants parmi les pélerins, faisaient connaissance avec les savants de Médine et fréquentaient leurs cercles d’enseignement. La prééminence de l’Imâm Mâlik à Médine fit de lui une référence incontournable pour tout savant ou étudiant vivant à Médine ou y séjournant provisoirement. Par ailleurs, la longue vie que Dieu accorda à Mâlik explique aussi le nombre conséquent de ses élèves. La plupart des Imâms dont l’étoile brilla du vivant de l’Imâm Mâlik étaient ses élèves, originaires de diverses contrées.
Certains de ses maîtres parmi les Successeurs rapportèrent des hadîths de lui. C’est le cas notamment d’Az-Zuhrî, Ayyûb As-Sikhtiyânî, Abû Al-Aswad, Rabîʿah Ibn Abî ʿAbd Ar-Rahmân, Yahyâ Ibn Saʿîd Al-Ansârî, Mûsâ Ibn ʿUqbah et Hishâm Ibn ʿUrwah.
Certains de ses pairs rapportèrent aussi le hadîth de lui, comme Sufyân Ath-Thawrî, Al-Layth Ibn Saʿd, Sufyân Ibn ʿUyaynah, Abû Hanîfah, Abû Yûsuf et de nombreux autres.
Parmi ses élèves citons enfin, le disciple de l’Imâm Abû Hanîfah, Muhammad Ibn Al-Hasan Ash-Shaybânî, et l’Imâm Ash-Shâfiʿî.
L’Imâm Mâlik vécut sous le Califat des Omeyyades, puis celui des Abbassides. Les historiens rapportent qu’il fut flagellé, châtié et humilié sous le Califat de Abû Jaʿfar Al-Mansûr, et avancent pour cela différentes raisons.
Selon une opinion, l’Imâm Mâlik enseignait un hadîth établissant qu’un serment prêté sous la contrainte est nul. Al-Mansûr n’aimait pas que ce hadîth soit diffusé, de peur que ses adversaires en profitent pour se débarasser de l’allégeance forcée qu’ils lui avaient prêtée. Il aurait ordonné à l’Imâm Mâlik de ne pas enseigner ce hadîth et le refus de Mâlik aurait entraîné le châtiment qu’il a subi.
Selon une autre opinion, similaire à la précédente, des gens auraient demandé à l’Imâm Mâlik s’il était licite de s’allier à Muhammad Ibn Abî ʿAbd Allâh Al-Hasan pour se révolter contre les Abbassides, malgré l’allégeance qu’ils avaient prêtée à Abû Jaʿfar Al-Mansûr... On rapporte qu’il expliqua que cette allégeance fut scellée de façon forcée et que celle-ci était, par conséquent, non avenue. Il leur aurait même recommandé de s’empresser de soutenir Muhammad Ibn Abî ʿAbd Allâh Al-Hasan... La nouvelle serait parvenue à Al-Mansûr qui fit venir Mâlik, en 147 A.H., et lui infligea l’épreuve du fouet au point que son épaule se déboita.
Selon une autre opinion encore, la raison de cette humiliation, c’est que Mâlik avait donné la prééminence à notre maître ʿOthmân Ibn ʿAffân par rapport à notre maître ʿAlî Ibn Abî Tâlib, que Dieu les agrée tous deux.
Mais l’opinion la plus connue et la plus correcte à ce sujet, c’est que l’Imâm Mâlik enseignait le hadîth établissant que le serment prêté sous la contrainte est nul. Mais il parvint à Jaʿfar, gouverneur de Médine et cousin du Calife Al-Mansûr, que l’Imâm Mâlik annulait l’allégeance qu’ils reçurent des gens. Certains proches de Jaʿfar lui recommandèrent d’agir avec prudence car l’Imâm Mâlik jouissait d’un rang élevé auprès du Calife. Jaʿfar envoya des gens demander à l’Imâm le jugement légal relatif au serment forcé, puis les prit pour témoins, fit venir Mâlik et ordonna qu’il reçoive soixante-dix coups de fouet. La nouvelle se propagea à Médine comme le feu dans la paille et bientôt la ville allait entrer en ébullition sous la colère des Médinois indignés.
L’incident parvint rapidement au Calife, qui exprima à son tour son indignation et affirma ne pas être au courant de cela. Il démit son cousin de son poste de gouverneur et le fit venir de Médine à Bagdad à dos de chameau. En outre, il demanda à l’Imâm Mâlik de bien vouloir venir à Bagdad, mais le juriste de Médine déclina cette demande. Le Calife envoya alors une lettre à Mâlik l’informant qu’il souhaiterait le voir à la prochaine saison de pélerinage. L’Imâm rencontra ainsi le Calife à Minâ. Al-Mansûr le voyant quitta l’endroit où il était assis, s’installa sur un tapis par terre et ne cessa de demander à l’Imâm de s’approcher de lui, jusqu’au point où leurs genoux se touchèrent, pour ainsi manifester son affection pour le juriste médinois. Puis le Calife jura qu’il n’avait guère ordonné ce qui fut, qu’il n’était même pas au courant, et raconta son énorme indignation quand cette fâcheuse nouvelle agressa son ouïe. Il s’excusa auprès de l’Imâm Mâlik et l’informa qu’il avait ordonné que Jaʿfar soit châtié et humilié. Mais l’Imâm Mâlik loua Dieu, salua son Prophète et dit au Calife qu’il pardonnait à Jaʿfar pour son lien de parenté avec le Prophète et son lien de parenté avec le Calife.
Puis la conversation se prolongea entre les deux hommes et le Calife aborda les récits des prédécesseurs et des savants, les sujets consensuels en matière de jurisprudence, et les questions qui font l’objet de divergences entre les juristes, au point que l’Imâm Mâlik attesta de sa culture et de son intelligence.
A cette occasion, le Calife demanda à l’Imâm Mâlik de rédiger un ouvrage, adoptant une voie médiane et consignant ce qui fit l’unanimité des Compagnons et des Imâms parmi les savants. Il promit à l’Imâm Mâlik de diffuser cet écrit dans les pays musulmans afin que les gens s’y tiennent.
Le plus célèbre ouvrage composé par l’Imâm de Médine, c’est Al-Muwatta’. Il s’agit d’un ouvrage compilant des éléments de la Sunnah purifiée, ainsi que certaines opinions juridiques émises par les nobles Compagnons, les Successeurs et autres savants parmi les pieux prédécesseurs.
On lui attribue quelques autres ouvrages et épîtres comme :
– Tafsîr Gharîb Al-Qur’ân Al-Karîm (Interprétation des singularités du Noble Coran).
– Kitâb As-Surûr (Le livre de la félicité).
– Une épître traitant de la Fatwâ, une autre traitant d’astrologie, et une troisième apportant une réplique aux Qadariyyah (adhérant à la doctrine de la prédestination et du fatalisme).
L’érudit, l’Imâm Jalâl Ad-Dîn As-Suyûtî cita ces ouvrages et quelques autres dans Tazyîn Al-Mamâlik (L’ornement des royaumes). Toutefois, des doutes subsistent quant à l’authenticité de leur attribution à Mâlik.
Mais le livre le plus précieux que ce juriste laissa à la postérité, c’est Al-Muwatta’. L’attribution de ce livre à son auteur relève de la certitude. On relate que l’apparition de nombreuses sectes et la propagation de leurs croyances poussèrent l’Imâm Mâlik à consigner la science qui lui était parvenue, avant qu’elle ne s’évanouisse de génération en génération ou qu’elle ne soit négligée ou oubliée. On rapporte aussi que ce livre fut rédigé à la demande du Calife Abbasside, Abû Jaʿfar Al-Mansûr. Le Calife voulait que Mâlik rédige un livre accessible où il adopterait une voie médiane et aisée, entre la rigueur outrancière et la souplesse excessive, dans les positions juridiques adoptées. Cela aurait motivé le titre même de l’ouvrage Al-Muwatta’...
Mâlik rédigea cet ouvrage pendant plus de dix ans et ne cessa de le mettre à jour et de l’enrichir pendant près de quarante ans. Hârûn Ar-Rashîd lui proposa de l’accrocher à la Kaʿbah, à la Mecque Honorée, pour témoigner de ses vertus et pousser les gens à s’y conformer. Mais l’Imâm Mâlik déclina cette offre et justifia son refus en ces termes : "Ô Emir des Croyants, quantà accrocher Al-Muwattâ’ à la Kaʿbah, [je ne le souhaite pas], car les Compagnons du Messager de Dieu - paix et bénédictions de Dieu sur lui - divergèrent dans les jugements dérivés et se dispèrent dans les pays, et chacun estime avoir raison."
C’est ce respect des divergences argumentées et solides en matière de jurisprudence qui poussa l’Imâm Mâlik à se comporter ainsi. Plus encore, Mâlik vit en ces divergences, basées sur des preuves tangibles, une miséricorde pour les serviteurs de Dieu : "Ô Emir des Croyants, la divergence entre les savants est une miséricorde de Dieu envers cette communauté", dit-il.
Il convient de noter que cet ouvrage n’est pas un reccueil de Hadîth au sens classique du terme. Il s’agit d’un ouvrage de Fiqh où l’Imâm Mâlik souhaita exposer les opinions qui relèvent du consensus dans la jurisprudence médinoise, s’appuyant sur des preuves issues de la Sunnah considérée et appliquée à Médine. C’est dans cette perspective qu’il déclina les questions juridiques.
On rapporte que l’Imâm Ash-Shâfiʿî dit : "Il n’y a sur terre de livre de science (islamique) plus correct que le Muwatta’ de Mâlik." L’Imâm An-Nawawî cita cette parole et nota que "Cette opinion d’Ash-Shâfiʿî est préalable à la rédaction des deux Sahîh d’Al-Bukhârî et de Muslim."
Nous citons ci-dessous quelques ouvrages et références de l’école malékite :
– Mukhtasar Khalîl de Khalîl Ibn Ishâq Ibn Mûsâ.
– Bidâyat Al-Mujtahid wa Nihâyat Al-Muqtasid de Abû Al-Walîd Ahmad Ibn Muhammad Ibn Rushd (Al-Hafîd).
– Minah Al-Qadîr ʿalâ Mukhtasar Khalîl de Muhammad Ibn Ahmad Ibn ʿArafah Ad-Desûqî.
– Tuhfat Al-Hukkâm de Abû Bakr Muhammad Al-Gharnâtî.
– Al-Furûq de Ahmad Ibn Idrîs Al-Qarâfî.
– Tabsirat Al-Hukkâm de Muhammad Ibn Farhûn Al-Yaʿmurî.
– Az-Zurqânî ʿalâ Al-Muwattâ’ de Muhammad Ibn ʿAbd Al-Bâqî Az-Zurqânî.
– Mawâhib Al-Jalîl fî Sharh Mukhtasar Khalîl de Al-Hattâb Al-Maghribî.
– At-Tâj wa Al-Iklîl li Mukhtasar Ash-Sheikh Khalîl de Muhammad Al-Gharnâtî.
– Al-Musawwâ min Ahâdîth Al-Muwatta’ de Waliyy Ed-Dîn Ad-Dahlâwî.
L’Imâm Mâlik tomba malade pendant vingt-deux jours. La nuit de son décès, Abû Bakr Ibn Sulaymân As-Sawwâf vint dans une assemblée lui rendre visite et s’enquérir de son état de santé : "Comment te sens-tu aujourd’hui ?", demanda-t-il au juriste de Médine. Mâlik répondit : "Je ne sais quoi vous dire. Demain, vous verrez du Pardon de Dieu ce que vous n’aviez pas prévu." Peu de temps après, l’Imâm Mâlik rendit son âme bénie.
Il décéda à Médine le 14 Rabîʿ Al-Awwal 179 A.H., selon l’opinion la plus correcte, et fut enterré au cimetière d’Al-Baqîʿ. Puisse Dieu l’agréer et nous faire profiter de sa science dans les deux demeures.
Cette présentation s’appuie sur le 6e volume de Yas’alûnaka fi Ad-Dîni wa Al-Hayâh de Sheikh Ahmad Ash-Sharabâsî. Certaines considérations juridiques s’appuient sur ʿIlm Usûl Al-Fiqh de Sheikh ʿAbd Al-Wahhâb Khallâf.
[1] Les quatre écoles juridiques sunnites les plus répandues sont : l’école hanafite, l’école malékite, l’école shaféite et l’école hambalite.
[2] Les israëlismes sont des traditions et des idées juives que certaines personnes bien ou mal intentionnées ont tenté au cours de l’histoire d’incorporer dans l’Islam et dans la Sunnah, bien qu’étant en contradiction avec ceux-ci. NdT
[3] Sourate 59, Al-Hashr, L’exode, verset 7.
[4] Sourate 4, An-Nisâ, Les femmes, verset 80.
[5] Sourate 16, An-Nahl, Les abeilles, verset 44.
[6] Sourate 4, An-Nisâ, Les femmes, verset 65.
[7] Un exemple du raisonnement analogique fut mené par les savants pour interdire toute transaction depuis l’appel à la prière du vendredi jusqu’à la fin de celle-ci. En effet, le Législateur interdit explicitement la vente après l’appel à la prière du vendredi : "Ô vous qui avez cru ! Quand on appelle à la prière du jour du Vendredi, accourez à l’invocation d’Allah et laissez toute vente.", Sourate 62, Al-Jumuʿah, verset 9. Or la raison d’être de cette interdiction c’est la distraction résultant de ce commerce ; distraction qui empêche le musulman d’accourir, immédiatement, à la mosquée pour écouter le sermon et accomplir la prière. Ainsi, toute transaction - le bail, le troc, etc. - ou oeuvre qui distrait le musulman d’accourir à la prière du vendredi devient, par analogie, répréhensible.
[8] Sadd Adh-Dharâ’iʿ consiste à condamner de manière préventive ce qui mène au mal.
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