lundi 1er mai 2006
L’Andalousie fut confrontée au XIIIe siècle à des crises à répétition. Nul ne lui prêtait main forte dans le reste du monde musulman et les roitelets qui la gouvernaient démissionnèrent de leur responsabilité historique à l’égard de cette contrée musulmane qu’il leur incombait de préserver. La Reconquista espagnole avait déjà enlevé aux Musulmans une bonne partie de la péninsule ibérique et elle convoitait désormais les grandes cités musulmanes du sud de l’Espagne.
Mais au lieu que cette menace réunît les dirigeants du pays autour du même objectif de repousser l’envahisseur chrétien, ils s’en allèrent rechercher protection et mondanités auprès de leurs ennemis, les priant, au prix de l’honneur, de la patrie, de la nation et de la religion, de les laisser sains et saufs et de les aider à vaincre le roitelet voisin qui leur disputait un lopin de terre. Rares furent les époques où les souverains musulmans firent preuve d’un aussi haut degré de veulerie, frisant souvent avec la trahison.
Valence (Balansiyah en arabe), ville côtière méditerranéenne, était l’une des plus grandes cités andalouses. Dans la première moitié du XIIIe siècle, le royaume qui porte son nom fut confronté à une crise sans précédent qui se transforma en révolte contre le souverain almohade local — du nom de la dynastie qui régnait alors en Andalousie —, Abû Zayd Ibn Abî ʿAbd Allâh Muhammad. Cette révolte ne se calma que lorsque Abû Jamîl Zayyân Ibn Mudâfiʿ prit les rênes du pouvoir et que le souverain déchu quitta Valence, mettant ainsi un terme à la présence almohade en Andalousie orientale.
Mais Abû Zayd n’avait pas dit son dernier mot. En quittant Valence en 1230, il fit ce qu’aucun esprit musulman ne pouvait imaginer. Il se rendit auprès du Roi Jacques Ier d’Aragon, lui prêta serment d’allégeance et signa avec lui un traité aux termes duquel il lui abandonnerait une partie des terres et des châteaux qu’il récupérerait si celui-ci le soutenait.
Comme si cet acte de trahison ne lui suffisait pas, Abû Zayd poursuivit dans la voie qu’il s’était choisi : il apostasia l’Islam, se convertit au Christianisme, s’assimila à ses nouveaux protecteurs et les aida activement dans leurs guerres contre les Musulmans.
Lorsque Abû Jamîl Zayyân s’installa sur le trône du Royaume de Valence, il s’activa à affirmer son autorité, à consolider son pouvoir, à étendre son territoire et à se venger des Chrétiens qui avaient ravagé son pays à travers leurs attaques récurrentes. Il fut en cela aidé par le fait que Jacques Ier d’Aragon, dit le Conquérant, était occupé sur d’autres fronts. Abû Jamîl profita donc de l’occasion présentée pour mener des campagnes militaires victorieuses sur les côtes du Royaume d’Aragon, durant lesquelles il réussit à prendre notamment la ville fortifiée de Tortosa, en actuelle Catalogne.
Lorsque Jacques Ier le Conquérant rentra de ses guerres contre les royaumes voisins, il commença à réfléchir à une nouvelle entreprise militaire qui le verrait s’emparer du Royaume de Valence et mettrait un terme à la menace permanente qu’il représentait. Cet objectif nécessitait des préparatifs très importants et une stratégie élaborée. Il était conscient que Valence ne tomberait entre ses mains qu’après l’avoir isolée des royaumes et principautés voisins, en veillant à ce qu’aucun de ces royaumes ne lui vienne en aide. Les ressources limitées de Valence en faisaient un État dépendant incapable de soutenir une longue résistance. Le Roi d’Aragon savait par ailleurs que les souverains musulmans en Andalousie orientale étaient profondément divisés. Charge à lui donc de savoir exploiter ces divisions.
Au moment opportun, et après de longs préparatifs, Jacques Ier prit sa décision historique d’envahir le Royaume de Valence et demanda au Pape de bénir sa campagne et de la placer sous le signe de la croix. Le Pape Grégoire IX acquiesça à sa demande et encouragea les chevaliers et les seigneurs chrétiens à le soutenir.
Ce fut à l’été 1233 que les forces aragonaises, commandées par Jacques Ier et accompagnées par l’ex-gouverneur christianisé de Valence, Abû Zayd, commencèrent à marcher sur le nord du royaume valencien. La première ville qui tomba fut la ville méditerranéenne de Burriana. Elle tomba après un terrible siège de deux mois au cours duquel ses fermes furent détruites et ses champs incendiés. C’était en juillet 1233, en plein mois de Ramadân.
Jacques Ier poursuivit sa campagne et parvint à prendre un grand nombre de châteaux-forts, importants du point de vue stratégique, car proches de la ville même de Valence. Il suspendit néanmoins ses opérations militaires en 1235, après deux ans de guerre, pour rentrer s’occuper des affaires intérieures de son royaume, et pour attendre qu’une occasion plus opportune se présente pour achever la conquête de Valence.
Lorsque Jacques Ier reprit l’offensive pour prendre Valence, il jugea utile de commencer par prendre le château du Puig Cebolla, appelé aussi le château d’Enesa (Anîshah en arabe). Ce puissant château-fort, situé au Puig, était à moins d’une quinzaine de kilomètres de la ville de Valence. Il avait été construit par les Musulmans sur un haut monticule (« puig » signifiant monticule en catalan, de même que le mot arabe jubaylah, dont l’hispanisation a donné « cebolla ») surplombant les champs et les vergers valenciens. C’était l’une des principales défenses avancées de la ville.
L’Émir Zayyân prit conscience que son ennemi s’était lancé dans une course contre la montre pour mettre la main sur cette citadelle fortifiée qui lui servirait de base d’attaque contre Valence. Craignant qu’il soit pris par les Aragonais, il décida de le sacrifier en le faisant détruire avant de battre en retraite jusqu’à Valence. La destruction du château d’Enesa ne découragea pas outre mesure le Roi d’Aragon. Celui-ci poursuivit sa route à la tête d’une imposante armée, toujours accompagné du souverain déchu, l’apostat de Valence. Après avoir rapidement défait la faible résistance musulmane de la ville d’Enesa, il prit possession du château et le fit édifier à nouveau pour en faire, comme prévu, la base de ses attaques contre les différentes régions valenciennes.
Constatant le péril que pourrait représenter ce château passé à l’ennemi et situé à quelques kilomètres seulement de sa cité, l’Émir Zayyân décida de le reprendre coûte que coûte. Il leva une grande armée que certaines sources estiment à quarante mille hommes et se dirigea vers le Puig pour reprendre la citadelle. Une bataille décisive se déroula en ce lieu, la bataille du Puig Cebolla, au cours de laquelle les Musulmans furent écrasés, malgré leur bravoure et leur abnégation.
Au premier rang des martyrs de cette bataille, figurait le plus grand savant et traditionniste andalous de son temps, l’Imâm Abû Ar-Rabîʿ Sulaymân Ibn Mûsâ Al-Kulâʿî, qui, en sus de son savoir et de sa piété, était un preux combattant, qui guerroyait activement dans les premiers rangs et qui insufflait le courage et l’audace dans l’âme des soldats, les incitant à rester fermes et endurants en leur criant : « Fuirez-vous le Paradis ? »
Mais tout cela ne put empêcher l’armée musulmane de subir une catastrophe le 14 août 1237. La chute du château d’Enesa augurait que le sort de Valence était désormais scellé, et que sa fin était toute proche.
La tragédie de Valence approchait donc inexorablement à sa fin, comme ce fut le cas de sa sœur jumelle, Cordoue, la capitale du Califat omeyyade, qui sombra quelques années plus tôt sous les assauts de Fernand III de Castille. Les Valenciens désespéraient et leur confiance se réduisit comme peau de chagrin après le désastre du Puig Cebolla. Leurs ressources devenaient rares, et ils n’attendaient plus guère de soutien de l’extérieur.
Ces circonstances pénibles que traversaient les Valenciens étaient néanmoins particulièrement favorables à Jacques Ier d’Aragon. Il se mit donc en route vers le sud, vers Valence, et tout au long de son parcours, il reçut des missives de la plupart des châteaux voisins qui lui déclaraient leur reddition et leur soumission. À ses troupes, vinrent également se joindre des forces barcelonaises et françaises qui répondirent à l’appel du Pape. Lorsque le siège de Valence commença en avril 1238, c’étaient plus de soixante mille soldats chrétiens qui campaient sous les murs de la ville.
La présence des forces aragonaises au-dehors de la ville suscita chez les Valenciens une grande motivation pour relever le défi, malgré un déséquilibre des forces et des ressources largement à leur désavantage. Ils n’en furent pas moins déterminés à rester fermes et à défendre leur ville jusqu’à la dernière goutte de sang. Le Roi Abû Jamîl Zayyân était le plus déterminé d’entre eux. Il ne ménagea aucun effort pour demander en vain le secours des royaumes musulmans voisins. Voyant qu’il n’avait rien à espérer des souverains andalous, il tourna son regard vers l’Afrique du Nord, où un sultan répondant au nom de Zakariyyâ Al-Hafsî venait de fonder un tout nouvel État islamique et venait d’inaugurer une toute nouvelle dynastie, la dynastie hafside de Tunisie.
Abû Jamîl Zayyân envoya une ambassade à Zakariyyâ Al-Hafsî lui faisant savoir qu’il lui prêtait allégeance au nom de tous les Valenciens et lui demandant de lui venir rapidement en aide pour contrer la coalition chrétienne. Cette ambassade était emmenée par le Ministre et Secrétaire du Roi de Valence, l’historien, poète et homme de lettres, Ibn Al-Abbâr Al-Qudâʿî. Lorsque Ibn Al-Abbâr arriva à Tunis et qu’il rencontra le Sultan hafside, il composa sa célèbre ode intitulée Al-Qasîdah As-Sîniyyah, dans laquelle il exprima dans un des plus beaux poèmes andalous, la détresse et l’affliction qu’il ressentait à l’égard de la perte de sa Valence chérie, et du reste de l’Andalousie, implorant le Sultan de voler au secours de ses frères en religion, « avec ses chevaux, les chevaux de Dieu ». La désolation d’Ibn Al-Abbâr était profonde, lorsqu’il pleurait devant le Sultan le sort de Cordoue et de Valence, « des villes investies par le polythéisme souriant et jovial tandis que la foi les quittait misérablement ».
Ce poème triste fit couler les larmes du Sultan de Tunis, qui prit derechef la décision de secourir la ville assiégée. Il se dépêcha d’affréter douze navires de guerre, qu’il chargea de vivres et de munitions, et de les envoyer à Valence sous le commandement de son cousin Abû Zakariyyâ Yahyâ Ibn Abî Yahyâ. Mais malgré tout l’enthousiasme des Hafsides, ces vaisseaux n’arrivèrent jamais à destination, en raison du siège maritime implacable, qui veillait à ce que Valence ne fût pas secourue par la voie des mers.
Les navires tunisiens déchargèrent donc leur cargaison dans le château de Dénia, à une centaine de kilomètres au sud de Valence, ce qui éteignit toute lueur d’espoir de sauvetage de la ville musulmane.
Les Valenciens résistèrent à l’envahisseur pendant cinq mois, sortant régulièrement affronter la coalition chrétienne. Mais sans soutien extérieur, y compris le pont maritime avorté de Tunis, ils ne pouvaient soutenir le siège plus longtemps, d’autant plus qu’ils n’avaient plus de nourriture, et que les murailles et les tours de la ville étaient sérieusement endommagées. L’Émir Zayyân et les notables valenciens prirent conscience qu’ils n’avaient plus d’autre issue que de se rendre, avant que les ennemis ne prennent la ville d’assaut et se livrent au massacre de la population. Le Roi de Valence dépêcha donc son neveu pour négocier avec Jacques Ier d’Aragon les conditions de la reddition. Les deux hommes se mirent d’accord pour une reddition pacifique.
Et le vendredi 9 octobre 1238, le Roi Jacques Ier d’Aragon entra à Valence, accompagné de son épouse, des évêques, des nobles et des chevaliers de sa cour. La bannière du Royaume d’Aragon fut levée sur les murailles de la ville ; les mosquées furent converties en églises et les tombes musulmanes furent détruites. Jacques Ier passa quelque temps à Valence pour partager ses richesses et ses domaines entre les nobles de sa cour et le clergé. Depuis ce jour, Valence cessa d’être une ville musulmane, après l’avoir été pendant cinq siècles.
Source : Islamonline.net.
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