vendredi 5 novembre 2004
Le XXe siècle fut entamé alors que l’Égypte vivait sous le joug du colonialisme anglais qui s’y était emparé des rênes du pouvoir. Le colonisateur œuvrait à affermir son autorité par deux moyens : d’une part la violence et la force militaire qui décima l’armée égyptienne et qui terrorisait les populations, et d’autre part le sabotage de la culture locale visant à affaiblir les liens de la nation égyptienne avec son héritage arabo-musulman. Les Anglais voulurent ainsi promouvoir la langue anglaise, au détriment de la langue arabe, en en faisant la langue de l’enseignement ; ils permirent aux missions d’évangélisation d’ouvrir des écoles dans tout le pays. Cette politique coloniale aurait pu porter ses fruits, n’était-ce la résistance d’Al-Azhar qui, malgré son affaiblissement, fit tout ce qui était en son pouvoir pour défendre la langue arabe et la religion musulmane. Ce fut dans cette sombre atmosphère que des lueurs d’espoir commencèrent à scintiller, faibles au départ, mais de plus en plus fortes avec le temps. Elles dissipèrent ainsi les ténèbres qui commençaient à s’abattre sur la culture arabe et affichèrent au grand jour les menées discrètes opérées par le colonisateur. Elles s’attaquèrent à cette menace qui risquait d’enfouir la langue arabe dans les oubliettes de l’histoire, après que le magistrat anglais Dunlop ait été nommé pour superviser l’enseignement en Égypte.
Mustafâ Sâdiq Ar-Râfiʿî était l’une de ces lueurs d’espoir et l’un des plus grands détracteurs de cette politique coloniale qui visait à déraciner la nation égyptienne de sa culture islamique et à former une jeunesse ignorante de son passé et de sa langue. Ses écrits furent des projectiles de feu qui incendièrent tous ces inquiétants appels à la désislamisation et à la désarabisation de l’Égypte. Aussi, pour ses tendances pro-islamiques, il fut largement critiqué par ses adversaires occidentalisants. Portrait d’un homme de lettres hors du commun...
Mustafâ Sâdiq Ar-Râfiʿî naquit en janvier 1880, sur les rivages du Nil, dans le village de Bahtîm, situé dans la province d’Al-Qalyûbiyyah, en Égypte. De parents syriens, son ascendance remonte du côté de son père à ʿUmar Ibn Al-Khattâb, à travers une longue généalogie composée de nobles et savants personnages. Un grand nombre de membres de la famille Ar-Râfiʿî s’implantèrent en Égypte où ils occupèrent des fonctions de juge selon l’école de juriprudence hanafite. Leur prestige était tel qu’il arriva qu’une quarantaine de magistrats issus de cette famille exercèrent simultanément leurs fonctions à travers toute l’Égypte. Ils faillirent monopoliser entièrement cette fonction, attirant l’attention du Lord Cromer qui consigna ce phénomène dans l’un de ses rapports pour le Ministère britannique des Affaires étrangères.
Le père d’Ar-Râfiʿî était le Sheikh ʿAbd Ar-Razzâq Saʿîd Ar-Râfiʿî. Il fut Président des tribunaux religieux dans de nombreuses provinces égyptiennes. Sa dernière fonction, qu’il occupa jusqu’à sa mort, fut Président du tribunal religieux de Tantâ. Ce fut dans cette ville que vécurent également Mustafâ Sâdiq et toute sa fratrie.
Sa mère, quant à elle, était de la famille At-Tûkhî, une famille de commerçants, et se prénommait Asmâ’. Originaire d’Alep, son père, le Sheikh At-Tûkhî, s’installa en Égypte avec sa famille quelque temps avant de sceller l’alliance avec la famille Ar-Râfiʿî.
C’était donc à cette famille très ramifiée qu’appartenait Mustafâ Sâdiq. Ce fut là qu’il grandit, et ce fut dans la culture de cette savante famille qu’il se forma. De son père, il reçut les préceptes de la religion. Il mémorisa le Coran en entier avant même d’avoir atteint dix ans. Ce ne fut que vers l’âge de onze ou douze ans qu’il fut inscrit à l’école. À dix-sept ans, il décrocha son certificat d’études primaires. La même année, il fut saisi de la fièvre tiphoïde, dont il ne réchappa qu’avec de lourdes pertes tant au niveau neurologique qu’au niveau auditif. N’ayant pas encore atteint la trentaine, il perdit complètement le sens de l’ouïe et demeura sourd toute sa vie.
Ce furent les prémices de cette maladie qui le dissuadèrent de poursuivre ses études dans l’enseignement secondaire. Il se retira donc dans sa propre école qu’il s’était constituée tout seul, et dont il avait lui-même préparé le programme scolaire. Il était ainsi à la fois l’élève et le professeur. Cette école n’était autre que l’abondante bibliothèque de son père qui réunissait des livres très rares, de jurisprudence, de théologie et de lettres arabes. Il assimila tous ces livres et s’en fut chercher d’autres. Sa maladie l’empêchait de se mêler aux gens. Sa bibliothèque était ainsi le seul univers où il vivait et qu’il comprenait, et les personnages des livres qu’il parcourait étaient ses seuls amis avec qui il pouvait se distraire. Il demeura sur ce rythme de lecture forcenée jusqu’au dernier jour de sa vie : huit heures de lecture par jour, ne connaissant ni l’ennui ni la fatigue.
Tout au long de sa vie intellectuelle qui dépasse les trente-cinq ans, Ar-Râfiʿî parvint à produire une somme colossale de recueils poétiques et d’ouvrages littéraires qui marquèrent de manière indélébile l’histoire de la littérature arabe. Il fut le père d’une école littéraire distinguée, soucieuse de respecter l’éthique islamique.
Ar-Râfiʿî était un authentique poète. Il écrivit ses premiers poèmes à l’âge de vingt ans et les publia dans les plus prestigieuses revues littéraires de l’époque. En 1903, alors qu’il avait vingt-trois ans, il publia le premier volume de son recueil de poésie. Il lui rédigea une brillante introduction expliquant le sens et le rôle de la poésie, ainsi que les différents courants et formes poétiques. Après ce premier volume, l’étoile d’Ar-Râfiʿî brilla dans le ciel culturel égyptien, si bien qu’il attira sur lui l’attention de tous les écrivains de son époque. Il poursuivit ses efforts et publia quelque temps plus tard le second et le troisième volumes. Puis après un certain temps, il publia ses Nadharât (Regards), un autre recueil de poésie. Les linguistes et les hommes de lettres arabes saluèrent avec beaucoup de respect celui qu’on allait surnommer le Goethe, le Shakespeare, et le Hugo des Arabes. Le Sheikh Ibrâhîm Al-Yâzijî, doutant qu’une telle poésie soit l’œuvre d’un contemporain, et de surcroît aussi jeune, voulut en savoir plus sur Mustafâ Sâdiq Ar-Râfiʿî. S’étant assuré qu’il était bien l’auteur de ces poèmes, il lui dédicaça un article dans le journal Ad-Diyâ’, où il le combla d’éloges. L’Imâm Muhammad ʿAbduh, quant à lui, alla jusqu’à lui écrire : « Je prie Dieu afin qu’Il fasse de ta langue une épée qui défendra la vérité et qui anéantira l’erreur, et qu’Il fasse de toi le Hassân de notre époque », par allusion à Hassân Ibn Thâbit, surnommé le Poète du Messager, qui utilisait sa poésie pour défendre la cause de l’Islam.
En 1926, après la mort du célèbre poète ʿAbd Al-Halîm Al-Misrî, Mustafâ Sâdiq Ar-Râfiʿî fut appelé à lui succéder en tant que poète attitré du roi Fu’âd. Il composa également plusieurs chansons patriotiques qui furent très célèbres dans les milieux étudiants. L’une de ces chansons fut adoptée comme hymne national égyptien entre 1923 et 1936. Les paroles de l’hymne national tunisien actuel sont également dues en grande partie à Mustafâ Ar-Râfiʿî.
Au fur et à mesure que le temps passait, l’intérêt d’Ar-Râfiʿî pour la poésie s’amenuisait. Les contraintes poétiques l’empêchaient en effet d’exprimer les sentiments qui travaillaient son âme et qui préoccupaient son esprit. Il se mit donc à la prose en essayant de se rapprocher au mieux du style coranique. Il se convainquit qu’il avait une mission à remplir à l’égard des écrivains de son temps, qu’il avait un objectif que lui seul pouvait accomplir. Il se fixa donc comme but de devenir un gardien de la religion, repoussant loin d’elle les causes de la déviance, de la zizanie et de l’égarement. Il voulut insuffler dans la langue arabe une nouvelle vie qui lui ferait regagner son statut d’antan, et repousser loin d’elle les imprudents qui auraient la prétention de rabaisser ou de railler la position de son idiome natal. Dès que l’un de ceux-là se montrait, Mustafâ Sâdiq Ar-Râfiʿî était aussitôt présent devant lui dissipant les doutes qu’il suscitait et mettant à nu ses intentions. Il rédigea à cet effet un certain nombre de livres témoignant chez lui de cette volonté. Ces livres furent considérés comme le sommum de la littérature arabe au début du siècle dernier. Les plus importants sont les suivants :
Ar-Râfiʿî était un violent critique littéraire, à la langue acerbe, n’y allant pas par quatre chemins, et faisant fi des manières littéraires pour lutter contre ses adversaires. Jaloux et confiant en lui-même, il défendit avec acharnement la langue arabe, car selon lui, « cette préoccupation fait partie intégrante de la préoccupation pour la religion. L’un étant la fondation, et l’autre étant la construction, il n’y a nul intérêt à tirer de l’un s’ils ne sont pas présents tous les deux ». Il attaquait ses adversaires de front, à la manière du célèbre héros arabe anté-islamique, ʿAntarah Ibn Shaddâd. Il frappait le lâche d’une manière qui terrorisait les plus courageux. Ses cibles étaient principalement tous ces intellectuels occidentalisés qui voulaient défaire les Égyptiens de leur identité arabo-musulmane. Il eut de nombreux déboires avec des personnalités opiniâtres et des figures de proue de la littérature et de la pensée du début du XXe siècle. Il se disputa ainsi avec Al-Manfalûtî qui attaqua le point de vue d’Ar-Râfiʿî sur les poètes de l’époque. Il eut de nombreuses altercations avec l’Université égyptienne au sujet des méthodes d’enseignement de la littérature arabe. Il eut encore des démêlés avec ʿAbd Allâh ʿAfîfî et Zakî Mubârak. Néanmoins, les plus célèbres et les plus rudes batailles dans lesquelles il se lança furent celles qui l’opposèrent respectivement à Tâhâ Husayn et à Al-ʿAqqâd. Ce furent sans doute les plus grandes batailles littéraires de l’histoire de la langue arabe.
La raison de cette violente dispute remonte au livre de Tâhâ Husayn, Fî Ash-Shiʿr Al-Jâhilî (De la Poésie pré-islamique), dans lequel l’auteur énonça la thèse que la quasi-totalité de la poésie pré-islamique était apocryphe, reprenant ainsi, bien qu’il s’en défendit lui-même, les idées de l’orientaliste anglais Margoliouth. Cette thèse était extrêmement dangereuse puisqu’elle portait directement atteinte au Coran. Tâhâ Husayn s’attaqua également à l’histoire d’Abraham et d’Ismaël telle que racontée dans le Coran, et qualifia cette histoire de mythe et de légende. De nombreux écrivains et intellectuels, tels le Docteur Muhammad Ahmad Al-Ghamrâwî ou le Sheikh Muhammad Al-Khidr Husayn, rédigèrent des réponses réfutant les propos de Tâhâ Husayn [1]. Ar-Râfiʿî figura parmi les premiers à se lever et à lancer contre Tâhâ Husayn et son livre une violente campagne dans la presse égyptienne, ralliant à lui aussi bien le gouvernement, que la loi, que les savants religieux. Tout en réfutant les arguments exposés par l’auteur imprudent, il demanda à toutes les instances précédentes d’empêcher que le contenu du livre décrié soit enseigné dans les universités. Ses articles fougueux se succédèrent à une vitesse surprenante, témoignant de sa colère et de son enthousiasme dans la défense de l’Islam et des Arabes. Cette campagne faillit emporter Tâhâ et ses partisans. Ces derniers restèrent en effet bouche bée devant la puissance et l’éloquence du verbe d’Ar-Râfiʿî. Tâhâ dut même prononcer un discours dans lequel il réaffirma sa foi musulmane, et sa croyance en Dieu, à Ses Livres, à Ses Anges et à Ses Messagers. Néanmoins, il n’oublia jamais ce défi où Ar-Râfiʿî l’avait écrasé de manière presque insultante. Aussi, à la moindre occasion lui permettant d’assouvir sa revanche, il n’hésitait pas à prendre sa plume pour rendre la monnaie de sa pièce à son adversaire. Mais Ar-Râfiʿî répondait sans cesse présent et le contrait, argument par argument, critique par critique, jusqu’à sa mort, que Dieu lui fasse miséricorde. Cette bataille n’empêcha pas néanmoins le Docteur Tâhâ Husayn d’être le seul adversaire d’Ar-Râfiʿî à avoir présenté ses condoléances à la famille du défunt après la mort de ce dernier.
La raison de leur animosité remonte au livre publié par Ar-Râfiʿî et intitulé Iʿjâz Al-Qur’ân Wal-Balâghah An-Nabawiyyah (Le Miracle du Coran et l’Éloquence prophétique). Al-ʿAqqâd ne partageait pas les vues d’Ar-Râfiʿî. Éclata alors entre eux une guerre intellectuelle qui dépassa rapidement le cadre dans lequel elle s’amorça, et l’axe autour duquel elle tournait au départ. La bataille cessa pendant un court laps de temps puis reprit de plus belle lorsqu’Al-ʿAqqâd publia son recueil de poésie Wahy Al-Arbaʿîn (La Révélation de la Quarantaine). Ar-Râfiʿî rédigea pour ce recueil une critique littéraire qu’Al-ʿAqqâd accueillit avec force moqueries. Lorsque le calme revint de nouveau et que la colère des deux hommes retomba, on vit Ar-Râfiʿî affirmer son respect pour Al-ʿAqqâd, l’écrivain. Trois ans après la mort d’Ar-Râfiʿî, Al-ʿAqqâd déclara à son tour que son ennemi d’hier était l’un des plus grands auteurs arabes contemporains.
Le lundi 10 mai 1937, Mustafâ Sâdiq Ar-Râfiʿî se réveilla à l’aube, fit ses ablutions et accomplit sa prière matinale. Il s’assit ensuite pour réciter le Noble Coran. Suite à une douleur violente à l’estomac, il chuta en descendant de son lit et rendit son dernier souffle à l’âge de 57 ans. Il occupait au moment de son décès la fonction de secrétaire et de trésorier au tribunal de Tantâ, métier qu’il exerçait depuis 1900.
Sources : deux articles en arabe disponibles sur le site Ikhwanonline.net, Mustafâ Sâdiq Ar-Râfiʿî, le plus grand écrivain de la langue arabe et Ar-Râfiʿî : la sagesse dans le plus beau style, et un article en arabe disponible sur le site Islam-Online.net.
[1] On pourra aussi consulter cette réponse de Sheikh Muhammad Al-Ghazâlî à Tâhâ Husayn, dans son livre Défense du dogme et de la loi de l’Islam contre les atteintes des orientalistes, disponible en ligne sur notre site.
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