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Sheikh Martin Lings

Le soufi Abû Bakr Sirâj Ad-Dîn

mardi 19 mai 2009

Martin Lings (1909-2005)

Naissance et parcours

Le Sheikh Martin Lings naquit le 24 janvier 1909 en Grande-Bretagne, dans le Lancashire, au sein d’une famille protestante. Il passa son enfance dans son pays natal qu’il quittait de temps à autre pour visiter une partie de sa famille installée aux Etats-Unis. Il fit son éducation primaire et secondaire au Clifton College, une des écoles anglaises les plus réputées, avant de rejoindre l’Université d’Oxford pour étudier le latin et le grec ancien au Magdalen College, l’une des plus anciennes facultés parmi la quarantaine qui constituent la prestigieuse Université.

Après une année d’études au département de Lettres classiques, Martin Lings changea de domaine de spécialisation pour se retrouver, avec son ami Adrian Paterson, dans le département de Lettres anglaises. Clive Staples Lewis, qui était professeur de lettres, avait découvert chez le jeune étudiant un don pour l’écriture et l’avait vivement encouragé à se tourner vers la littérature.

Pour Lings, Lewis devint progressivement, plus qu’un professeur, un ami intime. Ce dernier lui fit connaître les idées de Boethius, développées également par Al-Ghazâlî, sur les limites de la raison. Selon les deux philosophes, bien que cette dernière constitue un moyen incontournable d’acquisition du savoir, son pouvoir demeure limité quant à la perception de la réalité des choses. C’est plutôt à travers "l’intellect" qui reconnait l’existence de réalités métaphysiques que cette perception devient possible.

Ces idées imprégnèrent Martin Lings et développèrent chez lui la conviction que, derrière les apparences, de nombreuses réalités lui demeuraient cachées.

En 1932, Martin Lings obtint son baccalauréat ès Arts en littérature anglaise. Tout au long de son cursus, il montra un attachement particulier aux œuvres de Shakespeare, Milton, Keats et Shelley. De 1935 à 1939, il occupa un poste de conférencier à l’Université de Kaunas en Lituanie où il donna des cours d’anglais. Son ami Paterson occupait quant à lui un poste similaire en Chine.

Ce fut notamment durant cette période que Lings découvrit les écrits du philosophe français René Guénon - alias ʿAbd Al-Wâhid Yahya - portant sur le cheminement vers la Vérité, écrits qu’il lut avidement sans savoir que Guénon avait embrassé la religion musulmane.

Ressentant depuis de longues années un vide spirituel qu’il voulait à tout prix combler, Martin Lings projeta de se lancer en compagnie de deux amis dans un voyage en Inde à la découverte de l’hindouisme et à la recherche d’un maître hindou. Cependant, tombé gravement malade, Martin Lings ne put accomplir le voyage. Il pénétra alors dans une phase de méditation pendant laquelle il ne cessait de répéter l’Ave Maria et de supplier le Seigneur de le guider vers un maître qui l’accepterait et qui l’aiderait à cheminer vers Lui.

Martin Lings racontait que, durant cette période, bien qu’il n’avait guère pensé devenir un jour musulman, il se sentait attiré par l’intellectuel suisse Frithjof Schuon qui avait embrassé l’islam et se faisait désormais appeler ʿIsâ Nûr Ad-Dîn. En 1938, Lings se rendit à Bâle pour rencontrer Schuon. Découvrant dans ce musulman converti un potentiel maître spirituel, il embrassa l’islam, une semaine avant son vingt-neuvième anniversaire et prit le nom de Abû Bakr Sirâj Ad-Dîn. Adrian Paterson, l’ami de jeunesse de Lings, se convertit lui aussi à l’Islam, peu de temps plus tard, après une rencontre avec ʿIsâ Nûr Ad-Dîn et reçut le nom de Husayn Nûr Ad-Dîn. Paterson choisit alors de s’installer au Caire, là où habitait René Guénon, et il se mit à enseigner la littérature anglaise à l’Université du Caire.

Martin Lings, au Caire

En 1939, Martin Lings effectua une visite chez son ami dans la capitale égyptienne. Mais au moment où il voulut repartir en Lituanie, il fut pris de court par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et n’eut d’autre choix que de rester en Orient, mettant à profit cette situation pour mieux découvrir les écrits et la pensée de Guénon.

En 1944, Martin Lings épousa Lesley Smalley qui embrassa à son tour l’Islam et reçut le nom de Râbiʿah. Ils donnaient tous deux l’exemple d’un couple uni par les valeurs spirituelles les plus raffinées.

Sheikh Lings resta en Égypte où il enseigna jusqu’en 1952 les œuvres de Shakespeare aux étudiants égyptiens de l’Université du Caire. Mais le déclenchement de la Révolution égyptienne de 1952 et l’escalade de la violence contre les Anglais forcèrent Lings à rentrer à Londres.

De retour en Angleterre, Abû Bakr Sirâj Ad-Dîn poursuivit ses études à l’Ecole des Etudes Orientales et Africaines (School of Oriental and African Studies) où il obtint sa licence d’arabe avant d’obtenir un doctorat en 1959. Sa thèse, portant sur le soufi Sheikh Al-ʿAlawî de Mostaganem, fut publiée en 1961 dans un ouvrage intitulé A Sufi Saint of the Twentieth Century : Shaikh Ahmad al-Alawi (Un Saint soufi du XXe siècle, le cheikh Ahmad al-ʿAlawi). Ce fut son deuxième livre ; son premier ouvrage fut publié en 1952 en arabe sous le titre de Kitâb Al-Yaqîn, Al-Madhhab As-Sûfî fî Al-Îmân wal-Kashf wal-ʿIrfân (Le Livre de la Certitude : la Doctrine soufie sur la foi, la sagesse et la gnose).

Sheikh Lings devint ensuite conservateur des manuscrits orientaux au British Museum jusqu’en 1973, avant de travailler à la British Library. Au cours de cette période, il compila son savoir sur la calligraphie islamique dans son chef-d’œuvre majeur intitulé The Quranic Art of Calligraphy and Illumination (L’Art coranique de la calligraphie et de l’illumination) (1976).

Ses ouvrages

Martin Lings rédigea dix-neuf ouvrages dont la plupart furent réédités par trois maisons d’édition : The Islamic Texts Society, Quinta Essentia et Fons Vitae. Parmi ses œuvres, les plus importantes furent les suivantes :

  1. Kitâb Al-Yaqîn, Al-Madhhab As-Sûfî fî Al-Îmân wal-Kashf wal-ʿIrfân (Le Livre de la Certitude : la Doctrine soufie sur la foi, la sagesse et la gnose) ; Lings rédigea cet ouvrage à la demande d’un ami dans le but d’exprimer, dans le langage du soufisme, un certain nombre de vérités universelles.
  2. A Sufi Saint of the Twentieth Century : Shaikh Ahmad al-Alawi (Un Saint soufi du XXe siècle, le cheikh Ahmad al-ʿAlawi) ; dans cet ouvrage, Lings donne la parole aux soufis. Dans une série de textes essentiellement traduits de l’arabe, il évoque la vie dans une confrérie soufie d’Afrique du Nord. Il retrace des éléments de la vie et de la sagesse de Sheikh Al-ʿAlawî de Mostaganem, guide spirituel de la confrérie soufie Shâdhiliyyah Darqâwiyyah entre 1909 et 1934. Cet ouvrage fut traduit en plusieurs langues.
  3. Ancient Beliefs and Modern Superstitions (Croyances anciennes et superstitions modernes) ; se basant sur sa connaissance des religions du monde, Martin Lings s’attaque aux raisons qui, de nos jours, entravent le chemin de la foi à de nombreuses personnes. Il montre comment l’homme moderne devient de plus en plus l’incarnation d’une superstition dangereuse. L’ouvrage évoque le sujet de la modernité, de la science et de la métaphysique afin de dissiper l’illusion qui empêche l’intellect de voir les choses comme elles le sont.
  4. What is Sufism ? (Qu’est-ce que le Soufisme ?) ; dans cet ouvrage, Sheikh Sirâj Ad-Dîn présente à son lectorat une introduction au soufisme. Il aborde pour ce faire les thèmes suivants : l’originalité du soufisme, son universalité, le Livre, le Messager, le cœur, la doctrine, la méthode, l’exclusivité du soufisme, le soufisme à travers les siècles.
  5. The Quranic Art of Calligraphy and Illumination (L’Art coranique de la calligraphie et de l’illumination) ; dans cet ouvrage, Martin Lings compile, en plus de son savoir en matière de calligraphie et d’art de l’illumination (leurs sens latents et leur évolution), un recueil de manuscrits rares.
  6. Muhammad : His Life Based on the Earliest Sources (Le Prophète Muhammad : Sa vie d’après les sources les plus anciennes) ; un ouvrage dans lequel, Sheikh Abû Bakr marie la rigueur scientifique à la passion poétique pour rédiger la vie du Prophète Muhammad en se basant sur les sources du VIIIe et du IXe siècles. Le livre reçut un prix du gouvernement pakistanais et fut récompensé, durant la Conférence Nationale de la Sîrah organisée en 1983 à Islamabad, en tant que meilleure biographie sur le Prophète en langue anglaise. En 1990, après que le livre eut attiré l’attention de l’Université Al-Azhar en Égypte, l’auteur reçut une décoration du président Muhammad Husnî Mubârak.
  7. The Eleventh Hour : The Spiritual Crisis of the Modern World in the Light of Tradition and Prophecy (La Onzième Heure : la crise spirituelle du monde moderne à la lumière de la tradition et des prophètes) ; le titre du livre reprend la parabole du Christ - au sujet des ouvriers de la onzième heure qui reçoivent le même salaire que ceux qui travaillent durant toute la journée. Lings y développe l’idée selon laquelle la crise spirituelle contemporaine s’étend à mesure que la fin du monde approche. Dans cet ouvrage, la philosophie traditionaliste de Lings se manifeste clairement à son lectorat.
  8. Symbol and Archetype : A Study of the Meaning of Existence (Symbole et Archétype : une étude du sens de l’existence) ; dans cet ouvrage, Lings accompagne son lectorat dans un voyage à la découverte du sens de la création, du but à donner à la vie humaine et du sens de l’existence selon le grand système ésotérique de la spiritualité. L’objectif de cet ouvrage est de permettre au lecteur de contempler quelques aspects fondamentaux du symbolisme liés à la divinité, à la hiérarchie de l’univers, à la fonction de l’homme, ses capacités, ses qualités et sa finalité.
  9. Mecca (La Mecque) ; se basant sur son expérience personnelle à La Mecque en 1946 et en 1978, Martin Lings explique dans cet ouvrage le sens du pèlerinage à la lumière de la tradition abrahamique.
  10. Sufi Poems : A Medieval Anthology (Poèmes soufis : une anthologie médiévale) ; un recueil de poèmes soufis choisis et traduits par Martin Lings.
  11. A Return to The Spirit - Questions and Answers (Un Retour à l’esprit - Questions et Réponses) ; un ouvrage posthume dans lequel Sheikh Abû Bakr raconte son voyage spirituel, sa rencontre avec son maître spirituel et ses propres conclusions au sujet de la vie intérieure et de l’islam.

Lings, le soufi

Sheikh Abû Bakr Sirâj Ad-Dîn était tout à la fois un soufi convaincu et un spécialiste du soufisme. La spiritualité occupait une place centrale dans ses réflexions et dans sa nouvelle vie de musulman. Dans ses réflexions sur cette discipline islamique, il insista sur le fait que le soufisme était une composante authentique de l’islam. Au sujet de ceux qui croient que le soufisme est indépendant de toute religion en particulier et qui estiment que de tout temps, celui-ci a existé, il écrivit : « Ils ne parviennent pas à saisir qu’en lui arrachant sa particularité et par conséquent son originalité, ils le privent aussi de toute force ou élan (...). L’Islam s’établit dans le sous-continent indien et il y eut des échanges intellectuels entre Soufis et Brahmanes (...) mais les fondements du soufisme étaient irrévocablement fixés longtemps avant qu’il ne soit possible à des influences mystiques externes de lui introduire des éléments non islamiques. » Toutefois, Lings estimait que la sagesse étant une donnée universelle, les spiritualités étrangères avaient droit de cité dans leur rituel ascétique, dans la mesure où la sagesse qu’elles véhiculaient participerait à l’enrichissement spirituel, même si le fondement du soufisme devait rester éminemment islamique. Les pratiques ascétiques ayant cours dans d’autres religions seraient ainsi tout autant de fleurs qui s’épanouiraient dans le grand jardin de la spiritualité. Cette conception posa néanmoins problème pour une majorité de musulmans, car elle tendrait à formuler l’idée selon laquelle l’islam, ou tout du moins, son aspect rituel, ne serait qu’une spiritualité parmi d’autres, un chemin parmi d’autres permettant d’atteindre la félicité d’ici-bas et de l’au-delà. Or, les textes fondateurs de l’islam réfutent catégoriquement une telle conclusion, la religion agréée par Dieu étant l’islam, selon les termes du Coran, et non une quelconque spiritualité ayant une origine divine plus ou moins fondée.

La conception du soufisme enseignée par Martin Lings peut parfois dérouter son lectorat musulman, notamment si ce lectorat n’est pas au fait des tiraillements psycho-affectifs que peuvent parfois ressentir des musulmans nouvellement convertis à l’islam, mais chez qui l’éducation et les conceptions antérieures à leur conversion peuvent garder une empreinte non négligeable.

Lings chez lui, au Caire

Quoiqu’il en soit, Sheikh Abû Bakr Sirâj Ad-Dîn emprunta avec sincérité cette voie cheminant vers Dieu qu’est le soufisme, et pour maintenir son cap, il s’approvisionna d’invocation de Dieu (dhikr) et de pauvreté en Dieu (faqr) qu’il définissait comme l’absence des obstacles de l’ego, qui empêchent l’âme de contempler les qualités divines.

Lings et son épouse, au pélerinage à La Mecque

Lings et la philosophie pérenne

Tout comme René Guénon et Frithjof Schuon, Martin Lings fut séduit par la philosophie pérenne. Le pérennialisme, appelé aussi école traditionaliste, prône l’idée qu’il existe un ensemble de vérités et de valeurs communes partagées par toutes les traditions religieuses, formant la Tradition primordiale, la sophia perennis. Selon cette école, les religions enseignent les mêmes principes éternels même si cela s’opère, en surface, selon des modalités différentes.

Le caractère orthodoxe de cette école de pensée continue toutefois de faire débat entre les savants musulmans en raison de sa position vis-à vis des autres religions qu’elle reconnaît comme étant toujours valides. Si d’aucuns condamnent une telle idée, d’autres semblent plus conciliants. Mais concernant ces derniers, certains chercheurs spécialistes du traditionalisme doutent qu’ils aient réellement bien saisi la portée des écrits pérennialistes, ou qu’ils les aient même lus, avant d’émettre leur jugement favorable, à l’instar du Recteur d’Al-Azhar, Sheikh ʿAbd Al-Halîm Mahmûd, qui portait une grande estime à René Guénon [1].

Si certains savants considèrent comme hérétique cette école fondée essentiellement par des néo-convertis occidentaux imprégnés par leurs anciennes croyances et leurs anciennes conceptions, d’autres se contentent d’adopter un avis réservé à son sujet. Ils la comptent ainsi parmi les écoles qui “bien que différente de l’opinion majoritaire, ne constitue pas une rejection complète de la position islamique classique qui croit en l’abrogation des religions précédentes par le message final du prophète Muhammad”. Pour eux, la conversion, entre autres, de Martin Lings est en soi une preuve évidente de cette réalité [2].

Aux yeux de l’islam en effet, les messages divins se placent tous dans une continuité, laquelle est scellée par le message du Prophète Muhammad — paix et bénédictions sur lui — : point de salut pour celui qui reçoit ce message divin, puis décide de lui tourner le dos. Toutes les religions authentiquement révélées convergent vers le message de l’islam. Si l’islam reconnaît aux autres traditions religieuses un degré plus ou moins affirmé de spiritualité, il refuse toute tentative de syncrétisme qui viserait à le diluer, comme tendrait à le faire la philosophie pérenne, dans une spiritualité universelle, dans laquelle seraient mis sur un même plan, au nom de l’unicité de l’origine des religions, des traditions païennes et des traditions abrahamiques par exemple.

Outre cette conception de la sophia perennis, la philosophie traditionaliste se caractérise également par sa position prudente à l’égard de la modernité qui, selon elle, entraîne le monde vers une décadence continue.

C’est surtout dans ses deux ouvrages intitulés Ancient Beliefs and Modern Superstitions (Croyances anciennes et superstitions modernes) et The Eleventh Hour : The Spiritual Crisis of the Modern World in the Light of Tradition and Prophecy (La Onzième Heure : la crise spirituelle du monde moderne à la lumière de la tradition et des prophètes) que Sheikh Sirâj Ad-Dîn s’exprima au sujet la modernité.

Pour lui, la Renaissance européenne n’était rien que le renouveau de l’ancien paganisme gréco-romain. Ce serait cette même Renaissance qui aurait marqué la fin de la civilisation chrétienne traditionnelle et le commencement de la civilisation matérialiste moderne. Ce que Sheikh Lings craignait le plus était que, par imitation aveugle de l’Occident, l’Orient finît lui aussi par se retrouver dans la même impasse spirituelle que celle dans laquelle l’Occident s’était embourbé.

Lings et le symbolisme de l’art et des couleurs

Peut-on parler de Martin Lings sans jeter la lumière sur la relation qu’il entretenait avec la calligraphie islamique et les couleurs ? Il estimait que l’intérêt de la calligraphie islamique ne se limitait pas à sa forme esthétique apparente : ici comme ailleurs, il allait au-delà de la forme apparente (dhâhir) pour toucher ce qu’elle portait en son sein (tin).

Selon les termes du Grand Mufti d’Égypte Sheikh ʿAlî Jumuʿah, dans la préface qu’il a rédigée pour la version arabe de Splendours of Quranic Calligraphy and Illumination (Splendeurs de la calligraphie et de l’illumination coraniques) [3] : « Sheikh Lings cherchait à plonger vers le modèle cognitif qui se dissimulait derrière la forme apparente (dhâhir) de cet art islamique et tentait de comprendre son symbolisme ainsi que les idées et les sens qu’il incarnait... Il fit ensuite, très habilement, la liaison entre toutes ces formes apparentes et la vision globale régnante à cette époque à l’égard de l’homme, de l’univers et de la vie... » [4].

Lings, l’homme qui parlait aux fleurs

Sheikh Abû Bakr Sirâj Ad-Dîn évoqua très finement la raison pour laquelle l’écrivain musulman accorda un soin particulier à la calligraphie. Il expliqua que les habitants de la péninsule arabe, bien que passionnés par la poésie et par la beauté de leur langue, négligèrent l’écriture de leur littérature, exprimant ainsi leur forte conviction que les valeurs qu’ils véhiculaient étaient trop nobles pour être réduites à de viles lettres qu’on couchait par écrit. Lorsque la révélation descendit, le musulman se dit : « Puisque je n’ai d’autre choix que de transcrire le message révélé, alors que ce document transcrit soit une expérience visuelle dont l’effet sur l’œil qui le lit équivaut à l’effet que le document gravé dans la mémoire exerce sur l’oreille qui l’entend récité ! »

Sheikh Sirâj Ad-Dîn jeta donc la lumière sur le symbolisme que renfermait la présence de certains éléments de la nature sur les bordures des manuscrits coraniques. Le calligraphe musulman dessina ainsi le soleil sur ces manuscrits, symbole de la lumière de la guidance que représentait pour lui le Coran. Il dessina également des arbres dont la racine était attachée au texte coranique et dont les branches étaient penchées vers les bords du manuscrits. Cela reflétait, selon Martin Lings, dans quelle mesure le calligraphe musulman était influencé par le verset coranique suivant : « N’as-tu pas vu à quoi Dieu compare, à titre d’exemple, la bonne parole ? C’est à un bel arbre dont les racines se fixent solidement dans le sol et dont la ramure s’élance vers le ciel. » [5] Le symbolisme de l’arbre pouvait être compris sous deux formes. La première est que le calligraphe musulman considérait que le Coran, en tant que bonne parole par excellence, représentait la racine ferme de cet arbre dont la ramure s’élançait vers le ciel infini ou vers le Paradis. La deuxième est que cette bonne parole constitue en soi la Paradis auquel les racines de cet arbre sont fermement attachées et dont les ramures symboliseraient alors le rayonnement de la bénédiction divine.

La manière dont Sheikh Abû Bakr Sirâj Ad-Dîn aborda la calligraphie n’était pas statique puisqu’il étudia son évolution à travers les siècles en analysant en même temps le sens de cette évolution. Selon Lings, chaque manuscrit est principalement basé sur trois piliers : la rigueur géométrique, le texte coranique et l’ornement. Ces trois piliers représentaient respectivement la crainte de Dieu (makhâfah), qui pousse l’homme à s’en tenir aux limites tracées par Dieu, la connaissance de Dieu (maʿrifah), à travers l’étude de Sa Parole, et l’amour de Dieu (mahabbah), qui invite à s’orner des plus belles qualités dans le but de plaire à l’Etre aimé. Au tout début de la transcription de la révélation, caractérisée par sa sobriété, rien ne concurrençait le texte coranique sur les manuscrits et la valeur de la maʿrifah supplantait toute autre valeur. La makhâfah se traduisait dans la rigueur géométrique et le caractère strictement horizontal et vertical que prit le dessin des lettres. Ce ne fut que plus tard que les ornements (et par conséquent la mahabbah) commencèrent à se manifester dans les manuscrits, au détriment de la rigueur géométrique et de l’espace occupé par le texte coranique. L’ornement excessif du manuscrit ne faisait donc qu’exprimer en quelque sorte un état de décadence dans lequel la crainte de Dieu et la connaissance de Son Livre se retiraient progressivement de la vie des musulmans [6].

Ce symbolisme de l’art calligraphique était doublé chez Martin Lings d’un symbolisme des couleurs. Intégrant ce symbolisme dans sa vie quotidienne, il fit en sorte qu’avec les mêmes couleurs utilisées par le calligraphe pour orner les âyât [7], signes coraniques de la Présence de Dieu que sont les versets, son jardin personnel fût orné, dans une volonté d’établir un parallèle entre les signes coraniques et les signes cosmiques de l’Existence divine. Il emplit son jardin des deux couleurs célestes largement retrouvées dans les manuscrits : le bleu et le jaune, auxquels il ajouta le rouge “dont l’absence risquait de perturber l’équilibre de son jardin et de le rendre trop froid [8].

Lings et le retour à l’esprit

Le 2 Mai 2005, Sheikh Martin Lings prononça, dix jours avant son décès, son dernier discours public durant le rassemblement organisé à Wembley pour la célébration de l’anniversaire du Prophète. L’auteur de Muhammad - His Life Based on the Earliest Sources (Le Prophète Muhammad - Sa vie d’après les sources les plus anciennes) ne put supporter davantage cet éloignement avec l’être aimé. On aurait dit que son âme, se préparant à quitter ce monde, répétait la même parole que celle que prononça un Bilâl agonisant à son épouse :

« Ne dis pas “Quel malheur !”
Mais dis “Quel bonheur !”
Demain je rejoindrai mes bien-aimés,
Muhammad et ses Compagnons. »

Une trentaine d’heures après avoir achevé sa dernière œuvre qu’il intitula Return to the Spirit (Retour à l’Esprit), Sheikh Abû Bakr Sirâj Ad-Dîn alla jeter un dernier regard sur son jardin avant que son âme ne se libérât de sa prison corporelle et revînt à son Créateur. Il fut enterré dans le jardin de sa maison, son esprit évoquant les paroles d’Al-Ghazâlî, que le Sheikh rappelait régulièrement à ses lecteurs dans ses ouvrages :

Dites à mes amis qui, me voyant mort, pleurent pour moi avec tant de douleur,

Ne croyez pas que le cadavre que vous voyez est moi-même. Je vous dis que ce n’est pas moi.

Je suis un esprit, ceci n’est rien que de la chair qui fut pendant un certain moment ma demeure et mon vêtement.

Je suis un trésor
maintenu caché par un talisman,
entouré par de la poussière,
qui lui servit de manteau.

Je suis une perle,
qui abandonna sa coquille désertifiée.
C’était ma prison,
où j’ai passé mon temps dans la peine.

Je suis un oiseau,
et ce corps est ma cage de laquelle je me suis envolé.

J’ai passé mon chemin et vous êtes restés.
Votre demeure n’était pas l’endroit où je suis supposé loger.

Ne pensez pas que la mort est la mort,
non,
c’est la vie et c’est la plus belle des espérances.
 [9]

Abû Hâmid Al-Ghazâlî

Notes

[1Conférer Against the Modern World - Traditionalism and the Secret Intellectual History of the Twentieth Century (Contre le monde moderne - Le Traditionalisme et l’histoire intellectuelle secrète du XXe siècle) de Mark J. Sedgwick, partiellement disponible en ligne sur le site Google.fr.

[2Conférer par exemple l’article de Hamzah Yûsuf, A Spiritual Giant in an Age of Dwarfed Terrestrial Aspirations (Un géant spirituel, à l’ère des naines aspirations terrestres) paru dans la revue Q-news, n° 363, juin 2005, téléchargeable en ligne sur le site Q-news.com.

[3Réédition en 2005 de The Quranic Art of Calligraphy and Illumination (L’Art coranique de la calligraphie et de l’illumination).

[4Conférer Splendours of Quran Calligraphy and Illumination Splendeurs de la calligraphie et de l’illumination coraniques) de Sheikh Martin Lings, Thesaurus Islamicus Foundation, Liechtenstein, 2005.

[5Sourate 14, Ibrâhîm, Abraham, verset 24.

[6Mustafâ Majdhûb, disciple de Martin Lings qui l’accompagna pendant sa quête des manuscrits coraniques rares qu’il compila dans ses deux ouvrages sur la calligraphie islamique et l’illumination, eut l’amabilité de s’entretenir avec nous pour nous expliquer des subtilités de la pensée de Lings. Qu’il en soit remercié.

[7Les âyât, pluriel de âyah, désignant littéralement les signes. Dans le contexte coranique, on parlera de versets, les versets, qui véhiculent la Parole divine, étant les signes de la Présence de Dieu.

[8Conférer l’article d’Emma Amînah Clark, That is the Man Who Speaks to Flowers and who is Much Loved, (Voici l’homme qui parle aux fleurs et qui est très aimé) paru dans la revue Q-news, n° 363, juin 2005, téléchargeable en ligne sur le site Q-news.com.

[9Extrait d’un poème rédigé par l’Imâm Abû Hâmid Al-Ghazâlî, quelques minutes seulement avant sa mort, alors qu’il s’était déjà enveloppé de son linceul funéraire, disponible en ligne sur le site dédié à l’auteur.

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