vendredi 3 mai 2002
Les liens qui liaient Muhammad, fils de ʿAbd Allâh et Abû Sufyân, fils d’Al-Hârith étaient d’une intensité peu commune. Abû Sufyân Ibn Al-Hârith est bien sûr à distinguer d’Abû Sufyân Ibn Harb, le puissant chef Qurayshite.
Abû Sufyân Ibn Al-Hârith naquit à la même époque que le Prophète béni. L’un et l’autre se ressemblaient d’ailleurs beaucoup. Ils avaient grandi ensemble et vécurent longtemps dans le même foyer. Le père d’Abû Sufyân, Al-Hârith, n’était autre que le frère de ʿAbd Allâh, tous deux fils de Abd Al-Muttalib.
En plus d’être son cousin, Abû Sufyân était le frère de lait du Prophète — paix et bénédictions sur lui —. Halimah, la nourrice qui avait élevé le jeune Muhammad dans le désert s’était également occupé d’Abû Sufyân pendant un temps.
Durant toute leur enfance et jeunesse, Abû Sufyân et Muhammad étaient des amis intimes. Ils étaient si proches qu’on aurait pu s’attendre à ce qu’Abû Sufyân soit le premier à répondre à l’appel du Prophète — paix et bénédictions sur lui — et à se soumettre pleinement à la religion de la vérité. Or, ce ne fut pas le cas avant plusieurs années.
Au moment opportun, le Prophète — paix et bénédictions sur lui — finit par rendre public son appel à l’Islam. Il mit alors en garde les membres de son clan contre ce qu’ils encourraient en persistant à vivre dans la mécréance, l’injustice et l’immoralité. Cela eut pour effet d’embraser le cœur d’Abû Sufyân, désormais rongé par l’envie et la haine. Les liens de parenté disparurent. La fraternité et l’amour d’autrefois cédèrent la place à la révulsion et à la haine.
A l’époque, Abû Sufyân était réputé être l’un des meilleurs guerriers et cavaliers Qurayshites ainsi que l’un des plus accomplis poètes. Dans les batailles qui l’opposaient au Prophète — paix et bénédictions sur lui — et à ses fidèles, il usait à la fois de son épée et de son talent d’orateur. Abû Sufyân s’investit pleinement dans tout ce qui pouvait nuir aux musulmans : batailles, tortures, persécutions. Il utilisa également sa poèsie pour dénigrer le Prophète, paix et bénédiction de Dieu sur lui.
Pendant près de vingt années, cette rancœur consuma son âme. Ses trois autres frères - Nawfal, Rabiʿah et ʿAbd Allâh - avaient tous accepté l’Islam mais lui persistait dans son refus.
Toutefois, en l’an huit de l’Hégire, peu avant la libération islamique de La Mecque, la position d’Abû Sufyân commença à fléchir. Il expliquait ce changement ainsi : " L’Islam gagnait en force et en vigueur et quand j’appris que le Prophète avançait pour libérer La Mecque, le monde s’effondra autour de moi. Je me suis senti pris au piège. Je me demandais : Où fuir ? Avec qui ? Je dis à mon épouse et à mes enfants de se préparer : Apprêtez-vous à quitter La Mecque. L’arrivée de Muhammad est imminente. Si les musulmans me trouvent ici, ils ne m’épargneront pas et je serai certainement tué. "Il faut que tu te fasses une raison maintenant, répondit ma famille. Les Arabes et les non-Arabes ont juré obéissance à Muhammad et ont accepté sa religion. Tu persistes à t’opposer à lui alors que tu aurais pu être le premier à le soutenir et à l’aider. " A force de persuasion, ma famille m’incita à revoir ma position vis-à-vis de l’Islam. Allâh finit par réveiller mon affection pour Muhammad et ouvrir mon cœur à sa religion. Je me levai et dis à Madhkur, mon serviteur de préparer nos montures. J’emmenais avec moi mon fils Jaʿfar. Au grand galop, nous nous dirigeâmes vers Al-Awba entre La Mecque et Médine, car on m’avait dit que Muhammad y avait établit son campement. A mesure que j’approchais de l’endroit en question, je croisais des groupes de musulmans se dirigeant vers La Mecque. De crainte de n’être reconnu, j’évitais leurs chemins et couvris mon visage.
Je poursuivais lentement ma progression jusqu’à ce que j’aperçoive la monture du Prophète. Me découvrant, j’allai droit vers lui pour lui annoncer en personne ma soumission à l’Islam. Il me reconnut. Mais, il détourna son visage de moi. Je me replaçai face à lui. Il évita mon regard et se détourna une fois de plus.
Il ne faisait aucun doute à ce moment précis que le Prophète — paix et bénédictions sur lui — ainsi que ses compagnons se seraient réjouis de ma conversion. Témoins de la froideur du Prophète — paix et bénédictions sur lui — à mon égard, Abû Bakr, Umar Ibn Khattab et les autres musulmans, tous m’évitèrent plus ou moins violemment.
Umar, notamment renforça l’animosité des Ansâr en expliquant qui j’étais.
" Ô ennemi de Dieu, me lancèrent les Ansâr, tu as persécuté le Messager de Dieu, la paix soit sur lui, et tu as torturé ses compagnons. Tu as transporté ton hostilité envers le Prophète aux confins de la terre. "
Les Ansâr continuèrent à me censurer d’une voix forte tandis que les autres musulmans me considéraient avec animosité. Je vis alors mon oncle Al-ʿAbbâs, auprès duquel j’allai chercher refuge.
" Ô mon oncle. J’avais espéré que ma conversion susciterait la joie du Prophète, la paix soit sur lui, de par ma parenté et mon rang au sein de mon peule. Tu sais quelle a été sa réaction. Parle-lui en mon nom, dis lui qu’il peut être satisfait de moi.
— Non, par Dieu, répondit mon oncle. Je n’irai pas le trouver après l’avoir vu se détourner de toi à moins qu’une opportunité se présente d’elle-même. J’honore le Prophète, paix et bénédictions d’Allâh sur lui, et je nourris un grand respect pour lui.
— Ô mon oncle, à qui alors vas-tu m’abandonner ? plaidai-je.
— Je ne peux rien de plus pour toi que ce que je viens de te dire, dit-il.
L’angoisse et la douleur me saisirent. Je vis ʿAlî Ibn Abî Tâlib et lui présentai mon cas. Il répondit de la même manière que mon oncle. Je retournai voir mon oncle afin de lui dire :
" Ô mon oncle, si tu ne peux adoucir le cœur du Prophète à mon égard, ne peux-tu au moins empêcher cet homme de dresser les autres contre moi.
— Décris-moi le, demanda mon oncle."
Ma description lui permit de reconnaître Nuʿayman Ibn Al-Hârith An-Najjari. Il l’envoya chercher et lui dit : "O Nuayman ! Abû Sufyân est le cousin du Prophète et mon neveu. Certes, le Prophète est en colère contre lui aujourd’hui, mais un prochain jour il sera satisfait de lui. Alors laisse-le en paix… ". Mon oncle continua ainsi jusqu’à ce que Nuʿayman s’assouplisse et finisse par dire : " Je ne le mépriserai plus. "
Lorsque le Prophète fit halte à Al-Juhfah (à environ quatre jours de marche de La Mecque), je m’assis au seuil de sa tente, mon fils Jaʿfar debout près de moi. En sortant de sa tente, le Prophète — paix et bénédictions sur lui — me vit et détourna son visage. Pourtant, je ne désespérai pas. Où que nous campions, je m’asseyais à sa porte avec mon fils…
Cependant, mon endurance première s’estompa et je finis par déprimer. C’était plus que je ne pouvais supporter et de m’exclamer :
" Par Dieu, soit le Prophète, la paix soit sur lui, me montre sa satisfaction, soit je pars errer dans le désert avec mon fils jusqu’à ce que nous mourions de faim et de soif. "
Le Prophète — paix et bénédictions sur lui — entendit mon invocation. Il sortit de sa tente, me regarda avec douceur et au-delà de toutes mes espérances il me sourit. "
Enfin, le Prophète — paix et bénédictions sur lui — se radoucit et parla à Abû Sufyân : " Maintenant, je n’ai plus rien à te reprocher ". Il confia le nouveau converti à Ali Ibn Abi Tâlib en lui demandant : " Montre à ton cousin comment accomplir le wudû (ablutions) et enseigne-lui la Sunnah. Ensuite, amène-le-moi. "
Quand Ali revint, le Prophète — paix et bénédictions sur lui — dit :
" Dites à tout le monde que le Messager de Dieu est satisfait d’Abû Sufyân et qu’ils doivent par conséquent également l’être de lui. "
Abû Sufyân poursuivit : " Plus tard, le Prophète entra à La Mecque et avec son entourage, j’entrai également. Il alla à la Mosquée Sacrée et avec lui j’y allai également, veillant à ne jamais me séparer de lui…
Pour la Bataille de Hunayn, les Arabes avaient constitué une armée contre le Prophète, la paix soit sur lui, comme jamais auparavant. Ils étaient déterminés à mettre fin à l’Islam et à neutraliser les musulmans.
Le Prophète sortit avec un grand nombre de ses compagnons pour les affronter. Je l’accompagnai et lorsque je vis les mushrikîn (polythésites) affluer, je dis : " Par Dieu, aujourd’hui, j’expierai toute mon hostilité passée envers le Prophète, la paix soit sur lui. Il pourra alors certainement voir en moi ce qui satisfait Dieu et ce qui le satisfait."
Au moment du face à face, les mushrikîn menaient largement les musulmans. Certains des nôtres commencèrent à perdre leur ardeur au point de déserter. Une terrible défaite planait sur les musulmans. En dépit de cela, le Prophète — paix et bénédictions sur lui — resta ferme au cœur de la bataille sur sa mule Ash-Shahbâ’ aussi imposant qu’une montagne, maniant l’épée pour sa défense et celle des autres…Je sautai de mon cheval et combattis près de lui. Dieu sait que je désirai le martyr aux côtés de Son Messager. Mon oncle, Al-ʿAbbâs, prit les rênes de la mule du Prophète — paix et bénédictions sur lui — et se tint à ses côtés. Je pris position de l’autre côté. De la main droite, je repoussai les attaques contre le Prophète— paix et bénédictions sur lui — et de la gauche je tenais ma monture.
Quand le Prophète — paix et bénédictions sur lui — vit mes coups dévastateurs, il demanda à mon oncle : "Qui est-ce ?
— C’est ton frère et ton cousin : Abû Sufyân Ibn Al-Hârith. Sois satisfait de lui, Ô Messager d’Allâh.
— Je le suis et Allâh lui a accordé son pardon pour toute l’hostilité qu’il nourrissait contre moi. "
Mon cœur bondit de bonheur. J’embrassai ses pieds dans leurs étriers et pleurai de joie. Il se tourna vers moi et me dit : " Mon frère ! Sur ma vie ! Avance et frappe !"
Les mots du Prophète — paix et bénédictions sur lui — m’encouragèrent à plonger dans les positions des mushrikîn jusqu’à les mettre en déroute et en fuite."
Après Hunayn, Abû Sufyân Ibn Al-Hârith continua à faire la satisfaction du Prophète — paix et bénédictions sur lui — et à jouir de sa noble compagnie. Cependant, honteux de son passé, jamais il ne le regardait directement dans les yeux, ni fixait son visage.
Abû Sufyân était rongé par le remords des jours passés où il faisait partie des ennemis d’Allâh et de Son Messager. Aussi passait-il ses jours et ses nuits à réciter les versets du Coran, cherchant à le comprendre, appliquer ses lois et profiter de ses avertissements. Il renonça au monde afin de se consacrer corps et âme à Allâh. Un jour, le Prophète — paix et bénédictions sur lui — le vit entrer dans la mosquée et demanda à son épouse : " Sais-tu qui est-ce, Aishah ?
— Non, Ô Messager d’Allâh.
— C’est mon cousin. Abû Sufyân Ibn Al-Hârith. Regarde, il est le premier à entrer dans le masjid et le dernier à partir. Ses yeux ne quittent pas ses lacets. "
Abû Sufyân souffrit intensément de la mort du Prophète, la paix soit sur lui, et versa des larmes amères.
Un jour, pendant le Califat de ʿOmar, que Dieu l’agrée, Abû Sufyân sentant sa fin approcher se rendit à Al-Baqîʿ, le cimetière proche de la mosquée du Prophète où de nombreux compagnons sont enterrés. A la surprise de tous, il creusait une tombe. Trois jours plus tard, Abû Sufyân était alité chez lui, entouré de sa famille. Comme on le pleurait, il les rassura : " Ne pleurez pas sur moi. Par Allâh, je n’ai rien fait de mal depuis ma conversion à l’Islam." Sur ces paroles, il s’éteignit.
Traduit de "Companions of The Prophet", Vol. 1, de Abdul Wâhid Hâmid.
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