vendredi 23 avril 2004
La renaissance des nations et des peuples revient toujours aux efforts des réformateurs dévoués qui œuvrent à réunir les enfants de la nation, à porter à leur connaissance les questions et les problèmes qui les affectent, à les motiver pour la réforme et le renouveau, à en faire un rang uni face aux convoitises des colonisateurs et de leurs ennemis.
Au milieu du XIXe siècle, apparurent, parmi les enfants de l’Orient musulman, des réformateurs qui tirèrent la sonnette d’alarme pour leur communauté : ils avertirent leurs rois et leurs dirigeants du danger imminent qui guettait la Communauté islamique et élevèrent la voix pour appeler à une accélération de la réforme, avant qu’il ne soit trop tard. Parmi ces leaders, on peut citer Mustafâ Rashîd Pasha en Turquie, Mîlkum Khân en Iran, Amîr ʿAlî en Inde et Khayr Ad-Dîn Pasha en Tunisie. Jamâl Ad-Dîn Al-Afghânî faisait également partie des leaders de la réforme qui dépensèrent toute leur vie pour appeler à l’union du monde musulman, et à la libération de ses peuples de la colonisation et du despotisme.
Mais l’appel et l’influence de la plupart de ces réformateurs restaient limités à leur pays respectif. Leur voix ne dépassait guère leurs propres concitoyens, à la différence de Jamâl Ad-Dîn Al-Afghânî dont l’appel porta bien au-delà de sa patrie et de son peuple. Son appel fut entendu partout, en dépit des frontières géographiques et nationales. Son appel engloba la totalité du monde musulman.
Jamâl Ad-Dîn Al-Afghânî naquit en octobre 1838 dans une famille afghane dont les origines remontaient au petit-fils du Prophète, Al-Husayn Ibn ʿAlî - que Dieu l’agrée. Il grandit à Kaboul, capitale de l’Afghanistan. Il apprit au début de son parcours scolaire l’arabe et le persan, et étudia le Coran avec quelques rudiments de sciences islamiques. Lorsqu’il eut dix-huit ans, il acheva ses études religieuses et partit en Inde pour étudier les sciences dites modernes. À l’âge de dix-neuf ans, en 1857, il se rendit au Hijâz pour accomplir le pèlerinage à La Mecque. Après quoi, il rentra en Afghanistan pour occuper une fonction administrative. Toute sa vie durant, il ne cessa d’étudier et de quérir le savoir. Il entreprit ainsi d’apprendre le français à un âge avancé, et fournit des efforts importants et déterminés pour progresser dans l’acquisition de cette langue.
Lorsqu’un conflit éclata entre les Princes afghans, Jamâl Ad-Dîn s’aligna aux côtés de Muhammad Aʿdham Khân qui occupait alors un poste de Ministre. Il se heurta néanmoins aux Anglais, ce qui conduisit Jamâl Ad-Dîn à quitter l’Afghanistan en 1868. Il passa par l’Inde avant de se rendre en Égypte où il séjourna pendant quelque temps, fréquentant régulièrement la Mosquée Al-Azhar. Sa maison était un lieu de visite pour un grand nombre d’étudiants et de chercheurs, en particulier des Syriens. Il partit ensuite à Istanbul sous le gouvernement de ʿÂl Pasha. Sa réputation grandit, sa renommée s’accrut et son prestige s’imposa. Son appel à la nécessité de la réforme trouva de bons échos chez les Ottomans, ce qui eut pour effet de faire dire à l’Anglais Blint : « L’initiative des Ottomans de transformer leur Empire en un État constitutionnel peut être attribuée en tout premier lieu à l’influence de Jamâl Ad-Dîn, qui, lorsqu’il s’installa dans leur capitale, se mit à discuter avec eux et à les appeler à rejoindre ses conceptions. »
À Istanbul, Jamâl Ad-Dîn fut désigné membre du Conseil Suprême des Sciences. Il fut alors la cible d’une opposition et d’attaques virulentes de la part des savants stambouliotes et des prédicateurs des mosquées, à qui déplurent les idées et les discours du nouveau-venu. Il quitta alors Istanbul pour revenir en Égypte, où il fut accueilli avec tous les honneurs par les Égyptiens. Cet accueil chaleureux l’incita à rester dans ce pays. Son audace et sa franchise agirent pour beaucoup dans le rassemblement des gens autour de lui. De plus en plus de disciples se joignaient à lui et l’amour qu’on lui affichait était de plus en plus grand, ce qui provoqua la jalousie des Sheikhs.
Al-Afghânî se lança sur le terrain de la politique égyptienne, appelant les Égyptiens à la nécessité de réorganiser le système politique. La classe dirigeante commença alors à se méfier de lui et à prendre ses distances, d’autant plus qu’il affichait publiquement, en toute occasion, sa haine des Anglais, et ne faisait rien pour cacher l’inimitié qu’ils lui inspiraient.
Ses articles de presse provoquaient aussi bien le courroux des Anglais que celui de la classe politique égyptienne. Lorsque le Khédive Tawfîq Pasha prit le pouvoir en Égypte, il chassa Jamâl Ad-Dîn qui dut s’en retourner en Inde en 1879, après avoir passé près de huit ans en Égypte.
Puis il quitta l’Inde pour rejoindre Londres, et ensuite Paris, où il entra en contact avec le Sheikh Muhammad ʿAbduh. Les deux hommes créèrent ensemble le journal Al-ʿUrwat Al-Wuthqâ, dont la publication fut rapidement arrêtée après qu’il ait été interdit en Égypte, au Soudan et en Inde. Mais Al-Afghânî ne cessa pas pour autant d’écrire des essais politiques : les journaux parisiens continuaient à le doter d’une tribune où il pouvait écrire des articles politiques sulfureux et critiques.
Le Shâh d’Iran Nâsir Ad-Dîn l’invita à venir à Téhéran où il l’honora et lui afficha son estime. Al-Afghânî trouva dans son nouveau pays d’accueil le respect et l’amour des Iraniens, séduits par ses principes et ses idées. Mais le Shâh sentit que les idées d’Al-Afghânî constituaient un danger potentiel pour le trône d’Iran. Il modifia alors son attitude envers son protégé, chose qu’Al-Afghânî ne manqua pas de remarquer. Ce dernier demanda alors au Shâh la permission de quitter l’Iran. Exaucé, il se rendit à Moscou puis à Saint-Petersbourg, où, là encore et comme à son habitude, il trouva le respect de ses hôtes qu’il attirait par ses conceptions.
Lorsque Al-Afghânî visita l’Exposition de Paris en 1889, il y rencontra le Shâh Nâsir Ad-Dîn. Celui-ci lui afficha beaucoup de respect et d’amitié, ce qui incita Jamâl Ad-Dîn à revenir une nouvelle fois à Téhéran. Mais très vite, l’attitude du Shâh changea à nouveau, en particulier depuis qu’Al-Afghânî s’était mis à appeler à une réforme du gouvernement, critiquant ouvertement la situation politique de l’Iran. Le Shâh ne put supporter cela plus longtemps. Il estimait que la présence d’Al-Afghânî dans son pays menaçait directement sa couronne. Il lui envoya dès lors un détachement militaire qui le conduisit depuis son lit de maladie jusqu’aux frontières avec la Turquie.
Al-Afghânî se dirigea alors vers Bassora puis vers Londres où la tribune du journal Diyâ’ Al-Khâfiqîn lui permettait d’attaquer directement le Shâh et de faire le jour sur la situation de l’Iran durant son règne. L’influence d’Al-Afghânî sur les Iraniens était très forte. Elle était tellement forte qu’il parvint à faire publier par certains savants iraniens une fatwâ interdisant la consommation de tabac. C’était le cas du Mirzâ Muhammad Hasan Ash-Shîrâzî qui émit une fatwâ interdisant aux Iraniens la consommation de tabac. Ces derniers observèrent scrupuleusement cette interdiction, allant jusqu’à demander l’annulation d’un accord signé avec une société arabe visant à fonder une régie du tabac en Iran. Le Shâh fut contraint d’annuler cet accord et de dédommager la société arabe de près de cinq cent mille livres sterling.
C’était l’une des raisons pour lesquelles le Shâh se tourna vers le Sultan ʿAbd Al-Hamîd afin qu’il demande à Al-Afghânî de cesser de l’attaquer. Le Sultan parvint à attirer Al-Afghânî vers Istanbul en 1892. Il voulait l’honorer par le grade de Qâdî ʿAskar, c’est-à-dire Juge suprême des contrées européennes. Mais Al-Afgânî rejeta la proposition, déclarant à l’émissaire du Sultan : « Dis à Sa Majesté le Sultan que Jamâl Ad-Dîn considère que le grade de savant est le grade le plus élevé. »
Au cours de la présence d’Al-Afghânî à Istanbul, le Khédive ʿAbbâs Hilmî vint visiter la capitale. Il eut une brève entrevue avec Al-Afghânî. Mais les délateurs et les jaloux, parmi les ennemis d’Al-Afghânî et les proches du Sultan, trouvèrent dans cette rencontre un prétexte pour semer la zizanie entre le Sultan et Jamâl Ad-Dîn. Ils exagérèrent l’importance de cette rencontre, jetèrent la suspicion et le doute sur ce qui y avait été dit, firent croire au Sultan que les deux hommes s’étaient longuement entretenus sur les problèmes du Califat, et l’avertirent du danger que pouvait constituer cette rencontre. Le Sultan ottoman convoqua alors Jamâl Ad-Dîn Al-Afghânî et lui fit part de ce qui se disait sur son compte. Al-Afghânî clarifia alors courageusement sa position et critiqua les délateurs avec une audace jamais vue.
Le retour au Noble Coran était l’une des plus grandes ambitions d’Al-Afghânî, tout au long de sa vie. Il estimait que la base essentielle pour la réforme et la prédication religieuse était le Noble Coran. « Le Coran est l’un des plus grands moyens attirant le regard des Occidentaux sur la beauté de l’Islam, disait-il. Car il les invite à lui-même à travers son propre cadre. Mais lorsqu’ils observent la situation déplorable des Musulmans à travers le spectre du Coran, ils dédaigneront de le suivre ou d’y croire. » Le Coran est ainsi l’unique moyen de guidance et la base de toute réforme : « Parmi les vertus du Coran, il y a celle-ci qu’avant sa révélation, les Arabes vivaient dans un état de barbarie indescriptible. Mais un siècle et demi à peine après sa révélation, ces mêmes Arabes devinrent les maîtres de leur monde et dépassèrent toutes les nations de la terre, en politique, en science, en philosophie, en industrie et en commerce. » La réforme religieuse doit donc se faire, en tout premier lieu, uniquement sur la base du Coran, puis sur sa compréhension authentique et libre. Pour ce faire, nous devons donc parfaire nos connaissances, favoriser leur acquisition et faciliter leur accès à ceux qui les recherchent.
Certains spécialistes pensent que Jamâl Ad-Dîn était un Iranien originaire de Asad Âbâd, un village près de Hamadhân, et qu’il était Shîʿite d’obédience jaʿfarite. Pourtant, Jamâl Ad-Dîn est réputé pour ses origines afghanes et sa doctrine sunnite. Il tenait par ailleurs beaucoup au qualificatif « Al-Afghânî », qui signifie « l’Afghan », et fréquentait principalement les savants sunnites dans les pays musulmans qu’il visitait.
Ceux qui sont de cet avis essayent donc de trouver des preuves et des arguments appuyant leur thèse. Ils avancent notamment que :
– la famille de Jamâl Ad-Dîn vivait en Iran, et n’a laissé aucune trace de sa présence en Afghanistan.
– le prénom du père de Jamâl Ad-Dîn est Safdar, prénom iranien shîʿite signifiant « le héros qui brise les rangs adverses ».
– Jamâl Ad-Dîn s’intéressait à l’Iran et à ses problèmes, plus qu’il ne le fit pour n’importe quel autre pays musulman.
– Jamâl Ad-Dîn parlait couramment le persan dans le dialecte iranien.
– Jamâl Ad-Dîn glorifiait les Iraniens et les félicitait pour leur intelligence.
Tous ces indices ne consituent cependant pas des arguments décisifs ou des preuves irréfutables. Ils sont en effet invalidés par la vie et les écrits de Jamâl Ad-Dîn qui démontrent qu’il était un Afghan sunnite, non un Iranien shîʿite.
Par exemple dans son livre Tatimmat Al-Bayân fî Târîkh Al-Afghân (Exposé complet de l’Histoire des Afghans), il critique les Shîʿites pour s’être éloignés de certains piliers de la religion au profit de phénomènes étrangers à celle-ci et de coutumes innovées. Il écrit : « L’ensemble des Afghans sont d’obédience hanafite. Hommes ou femmes, citadins ou bédouins, ils ne badinent pas avec la prière et le jeûne, à l’exception de la secte de Nûrî, qui sont des Shîʿites extrémistes. Ces derniers se préoccupent en effet davantage de la commémoration du meurtre d’Al-Husayn - que Dieu l’agrée - dans les dix premiers jours du mois de Muharram, se flagellant alors le dos et les épaules dénudés avec des chaînes. »
Un certain nombre de spécialistes et d’intellectuels se sont dressés face à cette prétention, avec à leur tête le Docteur Muhammad ʿImârah. Celui-ci estime que le mérite de Jamâl Ad-Dîn n’est en rien affecté, qu’il soit Afghan ou Iranien, Shîʿite ou Sunnite. En sa qualité de Musulman, il fera l’honneur de toutes les contrées et de toutes les doctrines de l’Islam.
L’on pourrait alors se demander à quoi rime cette divergence de point de vue sur le pays natal ou la doctrine religieuse de Jamâl Ad-Dîn. Le fait est que ceux qui prétendent qu’il s’agit d’un Iranien shîʿite essayent de le discréditer et de l’accuser de mensonge. Mais comme le dit l’intéressé lui-même, il est Afghan et rien d’autre. Ses idées et ses écrits témoignent qu’il est Sunnite. Cette prétention visant à en faire un Iranien shîʿite cherche tout bonnement à détruire le prestige qu’inspire ce symbole de l’Islam contemporain.
Jamâl Ad-Dîn s’engagea dans les loges de la franc-maçonnerie, afin de pouvoir se consacrer à des activités politiques. En 1878, il fut élu Président de l’ordre de l’Eastern Star. Mais à peine eût-il découvert la lâcheté de ce groupe à s’opposer au colonialisme et au despotisme, à peine eût-il découvert son alignement sur les desseins des Anglais en Égypte, qu’il en démissionna. Al-Afghânî consigna alors cette expérience dans un discours dans lequel il condamna la franc-maçonnerie, qui se dissimule derrière des slogans pompeux et des objectifs grandioses, sans mener la moindre action, se contentant de pieuses paroles. D’ailleurs, les objectifs de ces loges seraient plus de nature à réaliser les ambitions du colonisateur et à justifier ses convoitises qu’à réaffirmer les principes de justice, de liberté et d’égalité dont elles se font les parangons.
Après une rude vie pleine de difficultés, Al-Afghânî mourut à Istanbul à l’âge de soixante ans. Tout comme sa vie avait suscité les polémiques et les passions, sa mort entraîna également de longues polémiques. Tandis que certains ont des doutes sur les causes de sa mort, d’autres pensent qu’il fut empoisonné.
Bien que le Sheikh ʿAbd Ar-Rashîd Ibrâhîm - le célèbre voyageur russe -, qui s’était rendu au chevet de Jamâl Ad-Dîn deux heures avant sa mort, assura qu’il était malade et qu’il mourut de sa belle mort, le neveu d’Al-Afghânî, Mirzâ Lutf Allâh Khân, prétendit que son oncle avait été empoisonné. Il accusa même le gouvernement iranien d’être l’auteur du meurtre, disant que le gouvernement iranien avait envoyé Nâsir Al-Mulk à Istanbul pour assassiner Jamâl Ad-Dîn, après que l’Empire ottoman ait refusé de le remettre aux autorités iraniennes. Le réformateur musulman décéda le 10 mars 1897.
Que Dieu - Exalté soit-Il - le rétribue et lui fasse miséricorde.
Traduit de l’arabe du site Islamonline.net.
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