jeudi 9 décembre 2004
La Mosquée Az-Zaytûnah était le lieu de formation de personnalités uniques qui menèrent la vie de leurs peuples avant de mener la leur, et ce, à une époque où les jalons de la vie étaient tourmentés. Ces hommes étaient des phares dans les ténèbres et des guides dans les labyrinthes. Muhammad At-Tâhir Ibn ʿÂshûr est l’une des personnalités issues de cette Mosquée, et l’un de ses plus grands rénovateurs. Sa longue vie qui s’étendit sur près d’un siècle fut une lutte perpétuelle pour l’acquisition du savoir, un combat forcené pour briser le carcan de l’immobilisme et du mimétisme qui avaient empêché l’esprit musulman d’interagir de manière dynamique avec le Noble Coran et la vie contemporaine.
Ses réflexions contribuèrent à une renaissance des sciences juridiques, de l’exégèse, de l’éducation, de l’enseignement et de la réforme. Sa pensée permit à la Zaytûnah de se maintenir, pendant de nombreuses années, comme source de savoir.
Muhammad At-Tâhir Ibn Muhammad Ibn Muhammad At-Tâhir Ibn ʿÂshûr, plus connu sous le nom d’At-Tâhir Ibn ʿÂshûr, naquit à La Marsa, dans la banlieue tunisoise, en septembre 1879, au sein d’une vieille famille d’intellectuels, d’origine andalouse. Cette famille s’établit à Tunis après les campagnes d’évangélisation meurtrières et les tribunaux de l’Inquisition que subirent les Musulmans d’Andalousie. Elle donna naissance à un grand nombre de savants qui étudièrent à la Mosquée Az-Zaytûnah, cette institution religieuse millénaire qui était un phare de savoir et de guidance illuminant toute l’Afrique du Nord. Parmi ces savants, il y avait entre autres Muhammad At-Tâhir Ibn ʿÂshûr, ainsi que son fils qui mourut de son vivant : Al-Fâdil Ibn ʿÂshûr.
At-Tâhir naquit à une époque où fusaient de toutes parts des appels à la réforme rénovatrice qui voulait extraire la religion et les sciences religieuses de l’immobilisme et du mimétisme pour les mener vers la rénovation et la réforme, extraire la patrie du bourbier du sous-développement et du colonialisme vers le terrain du progrès, de la liberté et de l’indépendance. Ce fut ainsi que retentirent en Tunisie et dans sa Mosquée millénaire les idées nouvelles de Jamâl Ad-Dîn Al-Afghânî, de Muhammad ʿAbduh et de Muhammad Rashîd Ridâ. Ces idées furent reçues en Tunisie par des personnalités aussi prestigieuses que le Général Husayn, Ahmad Ibn Abî Ad-Dayyâf, le Sheikh Mahmûd Qâbâdû, le Sheikh Ibrâhîm Ar-Riyâhî, Ismâʿîl At-Tamîmî ou Khayr Ad-Dîn Pasha. L’appel fut d’ailleurs si bien reçu que les dignitaires de la Zaytûnah entamèrent la réforme de l’enseignement de leur Mosquée avant même la Mosquée d’Al-Azhar, ce qui força l’admiration de l’Imâm Muhammad ʿAbduh qui déclara : « Les Musulmans de la Zaytûnah nous ont devancés dans la réforme de l’enseignement, au point que leur programme universitaire est devenu meilleur que celui d’Al-Azhar. »
Les efforts réformateurs - initialement focalisés sur la réforme de l’enseignement - aboutirent en Tunisie à la fondation de deux universités qui furent de la plus grande importance dans la renaissance intellectuelle de la Tunisie. Il s’agit de l’Université Sâdiqiyyah fondée par l’éminent ministre Khayr Ad-Dîn At-Tûnisî en 1874, et de l’Université Khaldûniyyah fondée en 1896. Quant à la première, elle proposait une méthode d’enseignement moderne où se mêlaient les lettres arabes et les langues étrangères, sans oublier les mathématiques, la physique et les sciences sociales. Cette Université fut créée pour devenir un soutien et un complément à la Zaytûnah. La seconde université s’adressait pour sa part à des étudiants en sciences islamiques qui désiraient approfondir leurs connaissances sur des points qui n’avaient pas été intégrés à leurs programmes scolaires précédents.
Cette renaissance intellectuelle et cette réforme de l’enseignement s’accompagnèrent d’appels à la résistance contre la colonisation française. Les propositions réformatrices de l’époque avaient par ailleurs une assise religieuse qui permettrait de reconsidérer la situation de l’État et de la société. Une telle assise islamique marqua profondément les leaders réformateurs de l’époque. Ils créèrent ainsi des organes de presse, publièrent des journaux et des revues, ce qui constituait un pas essentiel pour créer une atmosphère culturelle et intellectuelle insufflant à nouveau la vie, la prise de conscience et les valeurs de liberté et de progrès.
Après avoir appris le Noble Coran et le français, At-Tâhir rejoignit la Mosquée Az-Zaytûnah à l’âge de 14 ans. Il étudia avec brio les sciences dispensées dans cette prestigieuse Université. Il fit montre d’un grand intérêt pour le savoir qu’il assimilait, aidé par un esprit vif, un environnement intellectuel et religieux propice et d’éminents professeurs qui assuraient indéniablement le renouveau scientifique et intellectuel de la Tunisie. Les plus éminents de ces professeurs étaient le Sheikh Muhammad An-Najjâr, le Sheikh Sâlim Bûhâjib, le Sheikh Muhammad An-Nakhlî, le Sheikh Muhammad Ibn Yûsuf, le Sheikh ʿUmar Ibn ʿÂshûr et le Sheikh Sâlih Ash-Sharîf, que Dieu leur fasse miséricorde. Pour tous ces Sheikhs, l’Islam était une religion de l’intellect, de la civilisation, de la science et de la modernité.
At-Tâhir obtint son diplôme de la Zaytûnah en 1896, et rejoignit le corps enseignant de la Mosquée millénaire. À peine quelques années plus tard, devint-il un professeur de première catégorie, après un examen passé avec succès en 1903.
At-Tâhir avait déjà été choisi en 1900 pour enseigner à l’Université Sâdiqiyyah. Cette expérience précoce dans l’enseignement à la Zaytûnah - aux méthodes traditionnelles - et à la Sâdiqiyyah - aux méthodes modernes - marqua la vie du jeune Sheikh, dans la mesure où il saisit la nécessité de combler le fossé entre deux courants de pensée encore en formation, mais qui menaçaient de provoquer un schisme culturel et intellectuel en Tunisie : il s’agissait du courant traditionnel représenté par la Zaytûnah et du courant moderne représenté par la Sâdiqiyyah. Sheikh Ibn ʿÂshûr, à peine âgé de 25 ans, consigna ses réflexions dans son précieux ouvrage A-Laysa As-Subh Bi-Qarîb ? (L’Aube n’est-elle pas proche ?), où il porta un regard historique et civilisationnel global permettant de comprendre les mutations profondes que traversait la société islamique en particulier, et la société internationale en général.
En 1903, l’Imâm Muhammad ʿAbduh, Muftî d’Égypte, se rendit pour la deuxième fois en Tunisie. Cette visite constitua un grand événement culturel et religieux dans les milieux tunisiens. At-Tâhir Ibn ʿÂshûr rencontra l’Imâm et une relation chaleureuse s’établit entre les deux hommes. Muhammad ʿAbduh gratifia Ibn ʿÂshûr à cette occasion du titre d’ « ambassadeur du message islamique », lors d’une visite à la Mosquée Az-Zaytûnah. Les deux Sheikhs avaient des qualités communes, notamment leur tendance à la réforme éducative et sociale dont Ibn ʿÂshûr allait dessiner par la suite les principaux traits dans son livre Usûl An-Nidhâm Al-Ijtimâʿî fî Al-Islâm (Des Fondements du système social en Islam). Une relation chaleureuse s’établit également entre Rashîd Ridâ et Ibn ʿÂshûr. Ce dernier écrivit d’ailleurs des articles pour la revue d’Al-Manâr dirigée par le Sheikh Ridâ. Il rédigea également des articles pour d’autres grandes revues islamiques de l’époque, avant de fonder avec son ami, Sheikh Muhammad Al-Khidr Husayn, la revue As-Saʿâdah Al-ʿUdhmâ en 1952.
Sheikh Ibn ʿÂshûr prônait la tolérance, la modération et la reconnaissance des opinions divergentes. Sa pensée religieuse éclairée rejetait toute forme de fanatisme, d’obscurantisme ou de repli sur soi. Il dit en 1904 : « L’un des principaux préalables qui permettront à la Communauté de progresser sur le terrain des sciences, de l’acceptation de l’illumination des esprits et de la capacité à produire de la connaissance, est d’assimiler le respect des opinions. Les Musulmans avaient, dans le passé, un esprit de tolérance et de reconnaissance des idées tel qu’il ne fut jamais égalé par leurs contemporains. L’Histoire et les historiens en sont témoins. Mis à part quelques fanatiques, et malgré les débats et les polémiques existant entre les différents courants d’opinion, on ne rencontrait pas de fanatisme à proprement parler. L’entrave des opinions est un précurseur de malheurs pour l’avenir de la Communauté. Il signifierait que cette dernière a désormais peur de débattre et de polémiquer avec ses opposants. »
En 1907, At-Tâhir Ibn ʿÂshûr fut désigné premier directeur adjoint de la section scientifique de la Mosquée Az-Zaytûnah. Il entreprit alors de mettre en application son plan de réforme intellectuelle et éducative. Il apporta ainsi un certain nombre de changements dans l’enseignement, et rédigea un rapport sur la réforme de l’enseignement qu’il présenta au gouvernement. Une partie de ses propositions furent acceptées et adoptées. Il travailla également à relancer le domaine des lettres arabes. Pour ce faire, il ajouta au programme scolaire de nombreux cours de grammaire et de littérature, et enseigna lui-même son ouvrage intitulé Sharh Dîwân Al-Hamâsah Li-Abî Tammâm (Commentaire du recueil poétique Al-Hamâsah de Abû Tammâm).
Sheikh Ibn ʿÂshûr comprit par ailleurs que la réforme de l’enseignement passait avant tout par une réforme des sciences qui étaient enseignées. Il pensait en outre que la modificiation d’un système social quelconque de la planète exigeait une mutation profonde des idées et des valeurs intellectuelles. Cela ne pouvait donc avoir lieu qu’à travers une mutation de l’enseignement administré aux générations futures. Pour cette raison, il travailla à susciter dans les grandes villes tunisiennes un enseignement primaire semblable à ce que faisait déjà Al-Azhar en Égypte. Mais on opposa de nombreux obstacles à cette démarche qui fut la sienne.
Selon Sheikh Ibn ʿÂshûr, la faille corruptrice de l’enseignement islamique provient avant tout de la corruption de l’enseignant, de la corruption des livres étudiés et de la corruption du système public. Aussi donna-t-il la priorité à la réforme des sciences et des ouvrages du programme scolaire.
En 1910, Ibn ʿÂshûr fut choisi dans le cadre de la première commission de réforme de l’enseignement de la Zaytûnah. Il fut à nouveau choisi en 1924 dans le cadre de la seconde commission. Il fut enfin désigné Sheikh de la Mosquée Az-Zaytûnah en 1932, en sus de la position de Sheikh de l’Islâm mâlikite qu’il occupait déjà. Il devint ainsi de fait le premier Sheikh de la Zaytûnah à accumuler ces deux fonctions. Mais très vite, après un an et demi seulement, il démissionna de son nouveau poste en raison des obstacles qu’on lui opposait dans sa volonté de réformer la Zaytûnah, et de sa confrontation avec un certain nombre de Sheikhs qui désapprouvaient ses objectifs.
On le nomma néanmoins à nouveau à la même fonction en 1945. Des foules en liesse descendirent dans les rues des villes tunisiennes pour acclamer le retour de leur Sheikh. De Tunis à Sfax en passant par Sousse et Kairouan, les Tunisiens exprimèrent leur bonheur de retrouver un être cher. Après ce retour en grande pompe à la Zaytûnah, Ibn ʿÂshûr put concrétiser ses idées et mener de profondes mutations dans le système universitaire zaytûnite.
Les étudiants de la Zaytûnah augmentèrent de manière remarquable et les instituts scolaires rattachés à la Mosquée furent plus nombreux que jamais. En effet, alors que le nombre d’antennes zaytûnites s’élevait à huit en 1949, il passa à vingt-cinq en 1956, dont deux pour les filles, un à Tunis et un à Sfax. Le nombre d’étudiants inscrits à la Zaytûnah en 1956 s’élevait quant à lui à vingt mille étudiants ! Le réseau des antennes de la Zaytûnah s’étendit également à l’extérieur de la Tunisie : deux antennes furent ainsi fondées dans la ville de Constantine en Algérie.
Sheikh At-Tâhir Ibn ʿÂshûr concentra également ses efforts sur la refonte des livres scolaires, des méthodes d’enseignement et des instituts rattachés à la Zaytûnah. Il remplaça de nombreux vieux ouvrages qui avaient été pour ainsi dire sanctifiés au cours du temps, se préoccupa de l’enseignement des sciences physiques et des mathématiques et assura le bon déroulement de la spécialisation des étudiants de niveau supérieur. Il pensait par ailleurs introduire de nouvelles méthodes d’apprentissage diverses et variées.
Il veilla en outre à ce que l’enseignement zaytûnite garde sa spécificité religieuse et arabe. Pour Sheikh Ibn ʿÂshûr, un étudiant de la Zaytûnah devait étudier des livres qui développeraient ses capacités intellectuelles et qui lui permettraient d’approfondir le sens des mots. Pour cette raison, il appela à diminuer la charge des cours magistraux pour les remplacer par des activités pratiques de réflexion. L’étudiant pourrait ainsi développer sa propre compréhension et se prendre en charge tout seul, plus tard, dans l’acquisition de la connaissance.
En 1956, à l’indépendance de la Tunisie, le Sheikh se vit affecté à la fonction de doyen de l’Université Az-Zaytûnah.
Sheikh At-Tâhir Ibn ʿÂshûr était un érudit réformateur, dont l’œuvre, constituée d’une quarantaine de livres savants, et la personnalité ne sauraient être abordées sous un seul jour. Néanmoins, son aspect le plus saillant demeure sa volonté de réforme et de renouveau dans un cadre purement islamique, loin des idéologies étrangères. Sa pensée et ses écrits constituèrent une révolution aussi bien contre le mimétisme et la cristallisation des esprits que contre la négligence et la perte intellectuelle et civilisationnelle.
Sheikh At-Tâhir Ibn ʿÂshûr est l’un des plus grands commentateurs et exégètes du Noble Coran de l’ère contemporaine. Son exégèse intitulée Tafsîr At-Tahrîr Wat-Tanwîr (Exégèse de la Libération et de l’Illumination) contient la forme achevée et accomplie de ses opinions juridiques et rénovatrices. Cette exégèse encyclopédique en trente volumes fut progressivement écrite sur une période de 50 ans. L’érudition de Sheikh Ibn ʿÂshûr se manifesta dans toute sa splendeur dans cette œuvre colossale, au point qu’il se fit un devoir de rédiger dix introductions, chacune traitant des différentes sciences qu’il mettrait à profit dans son exégèse : l’histoire, la linguistique, la théologie, la jurisprudence, etc. Le Sheikh expliqua par ailleurs dans cette vaste entrée en matière que sa méthodologie consistait à se poser en arbitre et en juge pour critiquer de manière constructive divers exégètes et commentateurs qui l’avaient précédés. Selon lui, « se contenter de répéter des propos déjà tenus antérieurement au niveau de l’exégèse constitue un obstacle devant le flot intarissable du Noble Coran ». Il veilla donc à extraire la meilleure substance des exégèses passées en y insufflant la quintessence de sa pensée et un regard nouveau au service du Noble Coran.
L’Exégèse de la Libération et de l’Illumination est en réalité une exégèse linguistique, dans laquelle l’auteur s’intéressa tout particulièrement aux détails linguistiques et rhétoriques de chacun des versets du Coran. Sheikh Ibn ʿÂshûr mentionna également dans son œuvre un certain nombre de vérités scientifiques, mais avec modération, sans se lancer dans des approfondissements pointus.
Ibn ʿÂshûr formula des critiques à l’égard d’un certain nombre d’exégèses et d’exégètes, tout comme il critiqua la conception que nombreux se faisaient habituellement de l’exégèse. Il critiqua en particulier la pratique de certains exégètes qui consistait à s’arrêter aux narrations traditionnelles, même si elles sont faibles ou controuvées, et d’éviter soigneusement de donner une interprétation personnelle, même si elle est plausible et sensée [1]. Le Sheikh dit : « On a cru, en effet, que ce qui diverge des récits traditionnels antérieurs sort nécessairement de la signification voulue par Dieu. » Les livres d’exégèse devinrent ainsi entièrement dépendants des interprétations des anciens. L’exégète ne se voyait d’autre travail que de collecter ces interprétations. Par ce regard, la discipline de l’exégèse coranique était devenue « une consignation de propos par laquelle on entravait la compréhension du Coran et on confinait sa signification ».
Cette approche exégétique s’accordait ainsi avec l’école réformatrice menée par l’Imâm Muhammad ʿAbduh et qui estimait que le meilleur commentateur du Noble Coran était le temps. Car c’est avec le temps que les esprits peuvent appréhender de nouvelles significations, démontrant la profondeur intrinsèque du Coran. L’interaction positive qu’avait Sheikh Ibn ʿÂshûr avec le Noble Livre fut d’une infuence considérable sur la maturation de son esprit. Ses horizons s’élargirent et il parvint à saisir les finalités, les objectifs et les desseins du Coran. Cette compréhension percutante était une base essentielle pour appréhender les finalités de la Législation islamique, auxquelles il consacra le plus important de ses ouvrages après At-Tahrîr Wat-Tanwîr : Maqâsid Ash-Sharîʿat Al-Islâmiyyah (Les Finalités de la Législation islamique).
At-Tâhir Ibn ʿÂshûr rejeta l’idée selon laquelle la porte du ijtihâd aurait été fermée à la fin du Ve siècle de l’ère musulmane, et qu’il serait impossible de la rouvrir. Il opinait que l’enfermement des Musulmans dans une vision cristallisée et imitatrice était de nature à cultiver la paresse et à entraver le recours à la raison pour trouver des solutions aux questions nouvelles qui se posaient à eux dans leur vie quotidienne. Dans cette perspective, il exprima le besoin d’enrichir, en permanence, la jurisprudence islamique tout en donnant une place prépondérante à l’esprit et aux visées de la Législation. Aussi, le livre du Sheikh Ibn ʿÂshûr, Maqâsid Ash-Sharîʿah Al-Islâmiyyah, constitue-t-il l’un des meilleurs écrits dans ce domaine, de par la clarté de sa pensée, la précision de son exposé, sa méthodologie saine et son analyse exhaustive.
Parmi les analyses sociologiques les plus saillantes de Sheikh Ibn ʿÂshûr, il y a celles qui ont trait à la place de la femme dans la société. Pour lui, la femme est la clé de voûte de la famille et le noyau du progrès social. Pour cette raison, elle doit être traitée en tant qu’être humain à part entière, partageant la responsabilité de l’établissement d’une société saine. La femme a droit à l’éducation, à la formation des générations futures et à la participation aux activités publiques. Le Sheikh écrit : « La religion musulmane s’est occupée de réformer la position de la femme. Comment n’en serait-il pas ainsi, alors qu’elle constitue la moitié de l’espèce humaine, qu’elle est la première éducatrice des nouvelles générations, qu’elle est en contact avec des esprits non encore parasités par le mal et avec des cœurs non encore pénétrés par le diable ? Si cette éducation est bonne, sincère, authentique et vraie, alors elle façonnera la première ces pierres précieuses, et se mêlera la première à ces natures saines. Elle prépare ainsi aux nobles vertus qui lui sont semblables un réceptacle accueillant, et ne reconnaîtra au mal aucune dignité ni aucune amitié. »
At-Tâhir Ibn ʿÂshûr associa la parole à l’action et ouvrit pour la première fois, en 1949, les portes de la Zaytûnah à des étudiantes. Il inaugura une section réservée aux femmes, afin de former des promotions féminines connaissant leur religion sur des bases solides qui leur permettraient de remplir parfaitement leur rôle dans la société.
At-Tâhir Ibn ʿÂshûr n’était pas à l’abri des flèches de la colonisation, ni de ses ennemis, ni même des opposants à son programme rénovateur et réformateur. Le Sheikh fut la cible d’une rude épreuve qui dura environ trois décennies et qui fut connue sous le nom de « l’épreuve de la naturalisation ». En bref, le colon français décréta une loi en 1910, dite décret de naturalisation, permettant aux Tunisiens qui le désiraient d’obtenir la nationalité française. Les patriotes tunisiens réagirent fermement contre ce décret en interdisant aux Tunisiens naturalisés d’être inhumés, à leur mort, dans les cimetières musulmans. La naturalisation française ne signifiait alors rien de plus qu’une abjuration de l’Islam. Cette réaction déstabilisa les autorités françaises qui recoururent à une ruse pour faire émettre une fatwâ promettant aux Tunisiens naturalisés la possibilité de se repentir, et ce, à travers une question apparemment d’ordre général, ne concernant pas directement le cas tunisien, et qui serait soumise au Conseil religieux.
Sheikh Ibn ʿÂshûr occupait alors, en 1933, la présidence du Conseil religieux des savants malékites. Le Conseil prononça alors le verdict suivant : Si un naturalisé venait à se présenter devant le juge, il serait tenu de prononcer l’attestion de foi musulmane, et d’abandonner sa nouvelle nationalité, sans quoi il serait considéré comme un renégat de l’Islam. Mais le colonialisme annula cette fatwâ et une campagne de diffamation et de calomnies fut lancée contre le noble savant. Cette campagne pécheresse se reproduisit de nombreuses fois contre le Sheikh, cependant qu’il demeura ferme et endurant, ne plaçant sa confiance qu’en Dieu.
Parmi les plus célèbres prises de position de Sheikh At-Tâhir Ibn ʿÂshûr, fut son refus catégorique d’émettre une fatwâ rendant licite la non-observance du jeûne du Ramadân. Cette prise de position lui valut d’être démis de ses fonctions de Sheikh de la Zaytûnah. C’était en 1961, alors que feu le Président tunisien Al-Habîb Bûruqaybah demandait aux ouvriers de ne plus jeûner le mois de Ramadân, sous prétexte d’augmenter la productivité. Le Président demanda au Sheikh Ibn ʿÂshûr d’émettre, dans une allocution radiodiffusée, une fatwâ allant dans ce sens. Le Sheikh, écouté par des milliers d’auditeurs, ne se laissa pas intimider et récita les versets coraniques prescrivant le jeûne du Ramadân, après quoi il conclut : « Véridique est la Parole de Dieu et mensongère est celle de Bourguiba ! » L’offense présidentielle et laïque contre les sentiments du peuple musulman de Tunisie s’évanouit, en laissant la place à la parole de vérité défendue par Sheikh Ibn ʿÂshûr.
Bien que le rôle joué par le Sheikh Ibn ʿÂshûr en Tunisie ait été de la première importance dans la construction d’une Tunisie moderne, éduquée et alphabétisée, sa contribution a été largement occultée au fil des années par des courants de pensée intrus et destructeurs qui se sont attribués à eux-mêmes les acquis enregistrés par cet homme sur près d’un siècle. Ces courants de pensée, restes de la colonisation occidentale des contrées musulmanes, veulent répandre des idées destructrices se résumant au fait que l’Islam, la pensée musulmane et la Législation islamique sont les causes du retard musulman, et que, avant d’envisager tout progrès du monde musulman en général, et de la Tunisie en particulier, il est nécessaire d’exclure l’Islam de la scène publique. On aura bien sûr reconnu le courant de pensée laïque, qui manifesta par exemple son projet de désislamisation de la Tunisie à travers la demande du Président Bûruqaybah de ne plus jeûner le mois de Ramadân.
Le Sheikh Ibn ʿÂshûr, conscient de ce défi, tenta, avec ses amis réformateurs comme son compatriote Sheikh Muhammad Al-Khidr Husayn en Égypte, de repousser l’invasion culturelle occidentale des territoires musulmans, invasion qui venait poursuivre le travail non achevé par l’invasion militaire et coloniale. Sheikh Ibn ʿÂshûr démontra par sa pensée que la renaissance des pays musulmans était possible dans le cadre de l’Islam, et non en dehors, comme le voulaient les laïques.
Malheureusement, la relancée inaugurée par le Sheikh Ibn ʿÂshûr ne se poursuivit pas après lui, en raison de plusieurs facteurs qu’il serait trop long de développer ici. On dira seulement que l’enseignement zaytûnite, pour lequel le Sheikh a dépensé maints efforts, a été sérieusement mis à mal depuis 1960, par des années de dictature laïque. Le niveau des diplômés aujourd’hui est très loin d’atteindre ce qu’on pourrait espérer d’un étudiant issu de cette prestigieuse Université.
Alors qu’elle brillait dans le passé sur tout le continent africain, la Zaytûnah a vu son éclat ternir et a perdu progressivement son rôle de gardienne et de citadelle de l’Islam en Afrique. Les courants intrus en sont venus à bout. La situation est d’autant plus inquiétante que le peuple musulman de Tunisie risque d’oublier son histoire islamique rayonnante de savoir et de savants comme Sheikh Ibn ʿÂshûr, et de perdre ses croyances devant la remise au goût du jour de symboles d’un autre âge comme Hannibal ou la Princesse Alyssa, et ce, pendant que les mosquées sont fermées et que les programmes scolaires sont édulcorés de tout ce qui rattache sérieusement aux valeurs islamiques de ce pays.
Le tort de la Zaytûnah d’Ibn ʿÂshûr était précisément de prodiguer cet enseignement religieux et arabe éclairé, conscient du monde qui l’entourait. Le tort de la Zaytûnah était de constituer un bastion inexpugnable se dressant contre toute tentative de sécularisation de la société tunisienne. C’étaient ces valeurs que défendait le Sheikh Ibn ʿÂshûr lorsqu’il entendait réformer l’enseignement zaytûnite. Il entendait préparer la Mosquée millénaire à poursuivre le rôle qui fut toujours le sien, à savoir promouvoir la culture arabo-musulmane en Tunisie et en Afrique.
Aujourd’hui, le mouvement islamique, réduit au silence en Tunisie, n’a guère les mêmes potentialités que celles dont jouissaient Sheikh Ibn ʿÂshûr. Alors que l’action concrète au niveau de la société demeure la préoccupation du mouvement islamique contemporain, Sheikh Ibn ʿÂshûr mena de front deux actions parallèles : l’une concrète, et l’autre intellectuelle au niveau des idées. C’est ce dernier élément qui manque aujourd’hui cruellement dans les mouvements islamiques tunisiens.
Après une vie remplie de savoir et d’efforts, tant sur la scène tunisienne que sur la scène islamique, Sheikh Muhammad At-Tâhir Ibn ʿÂshûr décéda le 12 août 1973, à l’âge de 94 ans. Il est enterré à Tunis, dans le cimetière d’Az-Zallâj. Que Dieu lui fasse miséricorde.
Sources : Akhbar.tn, Islamonline.net, Nahdha.net et la préface d’Al-Mahdî Ibn Hamîdah à l’Exégèse de la Libération et de l’Illumination de Sheikh Ibn ʿÂshûr, téléchargeable en ligne sur le site Tafsir.net.
[1] Pour un aperçu sur les catégories de l’exégèse coranique, on pourra se référer à cette partie du livre de Dr Muhammad Abû Shahbah, Al-Isrâ’iliyyât Wal-Mawdûʿât fî Kutub At-Tafsîr (Les Israélismes et les Récits controuvés dans les ouvrages d’exégèse).
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