lundi 24 mars 2003
Les conquêtes s’étendirent pendant le caliphat de ʿUthmân - que Dieu l’agrée. Ce dernier autorisa les qurayshites à s’installer dans les diverses contrées musulmanes, chose que ʿUmar leur avait interdite leur demandant de rester auprès de lui à Médine. Ainsi les habitants de chaque contrée s’instruisirent-ils auprès d’un maître-récitateur : Les habitants de la Syrie et de Hims s’instruisirent auprès d’Al-Miqdâd Ibn Al-Aswad, les habitants de Kûfah s’instruisirent auprès d’Ibn Masʿûd, ceux de Basora auprès d’Abû Musâ Al-Ashʿarî - dont ils appelaient le mushaf [1] lubâb al-qulûb [2]- et de nombreux habitants de la Syrie récitèrent à la façon de Ubayy Ibn Kaʿb. [3]
Ils avaient alors diverses manières de réciter le Coran selon les différents modes dans lesquels il avait été révélé. Les gens différèrent alors dans la récitation et leurs divergences grandirent au point que l’un dise à son compagnon : "Ma récitation est meilleure que la tienne." La discorde n’était pas loin : "Ils divergèrent et se disputèrent, les uns reniant les autres, les désavouant et les damnant."
Al-Hâfidh [Ibn Hajar] rapporte : "En Irak, lorsque certaines personnes entendaient une récitation différente de la leur disaient : ’Je renie celle-là.’ et ceci se répandit si bien qu’on en référa à ʿUthmân."
Diverses narrations exposent les raisons qui poussèrent ʿUthmân à compiler le mushaf :
Ainsi, Ibn Abî Dâwûd rapporte dans Al-Masâhif qu’après l’avènement du caliphat de ʿUthmân, tel instituteur enseignait la récitation de tel maître et tel autre instituteur enseignait la récitation de tel autre maître, si bien que les enfants se rencontraient et se disputaient. L’affaire arriva au niveau des musulmans qui commencèrent à s’anathémiser mutuellement. Lorsque ʿUthmân fut informé de la situation, il dit dans un sermon : "Si, à mes côtés, vous divergez, alors a fortiori les habitants des autres contrées divergent encore plus."
Selon une narration, Hudhayfah fut témoin de ce sectarisme dans la Mosquée de Kûfah, une province de l’Irak.
Ibn Abî Dâwûd rapporte que, de passage dans l’une des mosquées de Kûfah, du temps du gouvernorat d’Al-Walîd Ibn ʿUqbah Ibn Abî Muʿayt, Hudhayfah entendit un homme parler de la récitation d’Ibn Masʿûd et un autre parler de celle d’Abû Mûsâ. Il se leva alors et donna un prêche : "C’est de cette manière que les nations passées ont divergé. Par Allâh, je m’en vais voir le Prince des Croyants."
Al-Hâfidh [Ibn Hajar] rapporte dans une narration que ʿUthmân dit : "Vous doutez du Coran et dîtes : ’la récitation de Ubayy, la récitation de ʿAbdullâh’, et d’autres disent à autrui : ’Par Allâh, nous ne considérons pas ta récitation.’"
Comme on peut le constater, la multiplicité des narrations à propos de la compilation n’induit pas de contradiction. En effet, toutes ces narrations se rejoignent sur la présence d’éléments nouveaux dans la société musulmane qui poussèrent ʿUthmân à compiler le Coran.
Il est possible que les divergences se soient manifestées à Médine devant ʿUthmân, et en Irak et à Kûfah devant Hudhayfah et que ce dernier en ait également été témoin lors de sa participation à la campagne d’Arménie et décida alors de porter l’affaire à ʿUthmân. Il y a d’autres raisons qui ne sont pas mentionnées explicitement dans les narrations mais que l’on peut déduire des données que nous avons. Par exemple, on peut citer l’ignorance des nouveaux musulmans de tout ce qui touche aux sept modes [4] ; en effet, même en ayant connaissance du hadîth stipulant que le Coran fut révélé dans ces sept modes, ils ignorent quels sont les lectionnaires (les récitations) corrects auxquels ils peuvent se référer en cas de divergence.
Par conséquent, ʿUthmân décida de réunir les gens autour d’un codex unique conforme à la langue de Quraysh, la langue de la révélation du Coran, pour unir les musulmans, conjurer la discorde, pour défendre l’intérêt général, et rassembler les gens autour d’un livre unique servant de base pour leur religion et d’axe pour leur vie. Leur rassemblement autour de lui est un rassemblement autour d’une anse solide et sur un fondement inébranlable.
Quand, de surcroît, nous apprenons que les divergences avaient lieu sur les fronts des conquêtes militaires et de la lutte armée, là où les épées sont brandies er les lames apprêtées, on réalise la dangerosité de la désunion pour la oummah et l’intérêt de la réunir autour d’un codex unique.
Al-Bukhârî rapporte dans son Sahîh selon une chaîne de transmission remontant à Ibn Shihâb que Anas Ibn Mâlik lui dit que Hudhayfah Ibn Al-Yamân, en provenance du front d’Arménie et d’Azerbaïdjan où il combattait avec les troupes d’Irak, inquiété par leurs différends à propos de la récitation, alla voir ʿUthmân et lui dit : "Ô Prince des Croyants ! Fais quelque chose avant que cette oummah ne se divise au sujet du Livre comme les juifs et les chrétiens !" ʿUthmân envoya un émissaire à Hafsah avec pour message : "Envoie-nous les parchemins afin que nous les recopiions dans les codex, puis ils te seront restitués." Hafsah envoya les parchemins à ʿUthmân qui ordonna à Zayd Ibn Thâbit, ʿAbdullâh Ibn Az-Zubayr, Saʿîd Ibn Al-ʿÂs et ʿAbd Ar-Rahmân Ibn Al-Hârith Ibn Hishâm de les recopier dans les codex. Il dit aux trois qurayshites : "Si vous divergez avec Zayd Ibn Thâbit sur quelque chose dans le Coran, inscrivez-le selon la langue de Quraysh car il a été révélé dans cette langue. Lorsqu’ils eurent achevé la copie des parchemins dans les codex, ʿUthmân restitua les parchemins à Hafsah et envoya dans chacune des grandes régions l’un des codex ainsi copiés et ordonna que soit brûlé tout autre support du Coran que ce soit un parchemin ou un codex. [5]
Celui qui examine ce hadîth et les textes qui en traitent atteint les conclusions suivantes :
ʿAbd Ar-Rahmân Ibn Mahdî dit : "Deux choses distinguent ʿUthmân par rapport à Abû Bakr et ʿOmar : sa patience face aux épreuves jusqu’à être assassiné injustement et le fait d’avoir rassemblé les musulmans autour du codex." [8] ʿAbdullâh Ibn Masʿûd commença par objecter à cette intiative, puis son objection cessa lorsqu’il vit le codex de ʿUthmân. [8]
Les récits ne sont pas unanimes quant au nombre de mémorisateurs auxquels ʿUthmân - que Dieu l’agrée - confia l’inscription du codex. Certains indiquent qu’il la confia à Zayd Ibn Thâbit. La narration rapportée par Al-Bukhârî indique que la commission comportait quatre personnes. La tradition rapportée par Ibn Abî Dâwûd indique que la commission était composée de douze membres. On comprend de l’ensemble de ces traditions que Zayd Ibn Thâbit était le président de la commission et que ʿUthmân lui associa quatre parmi les meilleurs Compagnons et les mémorisateurs les plus sûrs. Il est également possible que ʿUthmân ait appuyé la commission par un groupe supplémentaire de Compagnons pour les aider dans la copie des codex envoyés par la suite dans les diverses contrées.
Ainsi ceux qui attribuent l’inscription du codex à Zayd Ibn Thâbit prennent en considération le fait qu’il était le président de la commission. Ceux qui disent que la commission comportait quatre membres font référence à la commission initialement chargée de l’insription du codex maître. Ceux qui portent ce nombre à douze incluent les auxiliaires que ʿUthmân appela en renfort pour la copie des codex envoyés dans les différentes contrées musulmanes.
Al-Bukhârî mentionne quatre personnes :
Seul le président de la commission était ansârite [10] tandis que les trois autres membres étaient qurayshites.
Nous avons vu précédemment que ʿUthmân dit aux trois qurayshites : "Si vous divergez avec Zayd Ibn Thâbit sur quelque chose dans le Coran, inscrivez-le selon la langue de Quraysh car il a été révélé dans cette langue." On entend par langue ici la graphie de Quraysh.
D’autres traditionnistes hormis Al-Bukhârî avancèrent le nombre de six :
Ibn Abî Dâwûd, quant à lui, dit que la commission était composée de douze membres, mais Al-Hâfidh Ibn Hajar ne mentionna que neuf noms parmi les douze omettant ʿAbdullâh Ibn ʿAmr Ibn Al-ʿÂs, lequel fut mentionné par As-Suyûtî dans Al-Itqân.
Par conséquent, seuls dix scribes du codex nous sont connus. Nous n’avons pu retrouver les deux noms restants, lesquels ont également échappé à Al-Hâfidh Ibn Hajar. Dès lors qu’un érudit comme Ibn Hajar n’a pu trouver un nom, il est de fait extrêmement difficile de le trouver et c’est pourquoi nous considérerons que la commission était composée de dix personnes.
Il est clair que cette commission était constituée à 50% de qurayshites : ʿAbdullâh Ibn Az-Zubayr, Saʿîd Ibn Al-ʿÂs, ʿAbd Ar-Rahmân Ibn Al-Hârith Ibn Hishâm, ʿAbdullâh Ibn ʿAmr Ibn Al-ʿÂs et ʿAbdullâh Ibn ʿAbbâs, et à 50% de non-qurayshites, dont quatre ansârites : Zayd Ibn Thâbit, Ubayy Ibn Kaʿb, Anas Ibn Mâlik et Kathîr Ibn Aflah, l’affranchi d’Abû Ayyûb Al-Ansârî - l’affranchi d’un clan étant compté parmi eux. Le cinquième était Mâlik Ibn Abî ʿÂmir - le grand-père de Anas Ibn Mâlik - qui était un himyarite du Yémen. Ainsi veilla-t-on dans la composition de cette commission qu’elle soit qurayshite pour une moitié et ansârite pour l’autre moitié approximativement, avec un membre du Yémen.
Il est clair d’après la composition de la commission qu’elle était constituée d’Arabes authentiques [11] exception faite de Kathîr Ibn Aflah, l’affranchi d’Abû Ayyûb Al-Ansârî, sachant que les affranchis étaient nombreux parmi les Compagnons.
Il est donc probable que ʿUthmân - qu’Allâh l’agrée - ait veillé à ce que soient représentés les Muhâjirûn [12], les Ansâr [13] et le Yémen d’une part, et les affranchis d’autre part. Tout comme il veilla à bien choisir les membres et que soit représenté l’ensemble de la communauté musulmane, il veilla à ce que la commission regroupe des membres jeunes et des seniors. Les jeunes gens représentent la force, la santé et le dynamisme, tandis que les seniors sons choisis pour leur expérience, leur expertise et leur maturité.
Parmi les jeunes membres, il y avait : Zayd Ibn Thâbit, Saʿîd Ibn Al-ʿÂs, ʿAbd Ar-Rahmân Ibn Al-Hârith Ibn Hishâm et Anas Ibn Mâlik. [14] Les membres seniors étaient : ʿAbdullâh Ibn ʿAmr Ibn Al-ʿÂs, Ubayy Ibn Kaʿb et Mâlik Ibn Abî ʿÂmir. [14] On retient donc que le choix était très réussi et n’émanait pas d’une quelconque passion ni intérêt personnel. Il était au contraire justifié par la compétence absolue, l’expertise, le dévouement à la tâche, la piété, la science et le savoir. L’historique de la commission et la vie de ses membres est la plus grande preuve de la justesse de ce choix et sa réussite. [15]
Traduit de l’arabe de ʿUlûm Ad-Dîn Al-Islâmî (Les sciences de la religion islamique) de Dr. ʿAbd Allâh Shehâtah, éditions Al-Hay’ah Al-ʿÂmmah Al-Misriyyah lil-Kitâb, 3ème édition, 1998. ISBN 977-01-5786-4.
[1] mushaf désigne en arabe une collection solidaire de parchemins, suhuf. Par extension, il désigne dans la terminologie islamique le Coran en tant que livre concret. Dans ce texte, nous le traduisons parfois par codex.
[2] lubâb al-qulûb : la pulpe des coeurs.
[3] Ceci apparaît dans les traditions mentionnées par Al-Hâfidh Ibn Hajar dans Fath Al-Bârî 9/14. Conférer également Iʿjâz Al-Qur’ân d’Ar-Râfiʿî, p. 38.
[4] Al-Ahruf As-Sabʿah : les sept modes de récitation.
[5] Sahîh Al-Bukhârî, le livre des mérites du Coran ; Al-Itqân, volume 1, p. 102 ; Al-Masâhif d’Ibn Abî Dâwûd, p. 18 ; Tafsîr At-Tabarî, volume 1, pp. 20-21.
[6] La Mère des Croyants Hafsah est l’épouse du Prophète et la fille de ʿUmar Ibn Al-Khattâb. NdT.
[7] L’encyclopédie de l’Islam à l’entrée "Hafsah". Dr. ʿAbd As-Sabour Shâhîn dans Târikh Al-Qur’ân (L’histoire du Coran) p. 108 ; Dr Sobhî As-Sâlih dans Mabâhith fî ʿUlûm Al-Qur’ân (Études dans les sciences du Coran) p. 76
[8] An-Nashr pp. 31-33.
[9] Al-Masâhif d’Ibn Abî Dâwûd.
[10] ansârite : originaire de Médine. NdT
[11] Ce détail a son importance en ce qui concerne la pureté de leur langue. NdT
[12] Al-Muhâjirûn : les immigrés mecquois arrivés à Médine lors de l’hégire. NdT
[13] Al-Ansâr : les ansârites, les musulmans originaires de Médine qui accueillirent le Prophète et ses disciples lors de l’hégire. NdT
[14] Maʿa Al-Masâhif de Yûsuf Ibrâhîm An-Nour, pp. 23:74
[15] L’orientaliste Blachère avance que ʿUthmân était un aristocrate et qu’il choisit pour l’inscription du codex trois scribes de Quraysh représentant l’aristocratie. Il prétend qu’il les choisit à cause des liens de parenté qui les liaient. Mais cette hypothèse ne résiste pas à la critique vu que Zayd, le médinois, présidait la commission, et que l’oeuvre de la commission fut agréée par la communauté. En oûtre, notre exposé suffit à réfuter cette allégation mensongère. (Conférer Dr Sobhî As-Sâlih dans Mabâhith fî ʿUlûm Al-Qur’ân (Etudes dans les sciences du Coran) p. 79)
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