mardi 21 mai 2002
Aussitôt après la prière d’Al-Isha, ʿUmar Ibn Al-Kattâb, Calife de l’Etat musulman - alors en pleine expansion - alla se coucher. Il souhaitait se reposer avant de sortir effectuer son tour d’inspection nocturne dans la cité. Il faisait sa tournée le plus souvent de manière anonyme. Avant même de s’assoupir, une dépêche en provenance des régions frontalières de l’Etat l’informa que les armées perses mettaient les musulmans en difficulté. Elles avaient en effet reçu des renforts et des provisions alors qu’elles étaient sur le point d’être vaincues. La lettre soulignait le caractère d’urgence quant à l’envoi de renforts, et annonçait plus particulièrement :
" La cité d’Al-Ubullah est l’une des principales sources d’approvisionnement en hommes et en munitions des armées perses. "
ʿUmar décida alors d’envoyer une armée s’emparer de la cité d’Al-Ubullah, et couper ainsi toute source d’approvisionnement aux armées perses. Or il restait très peu d’hommes disponibles dans la ville étant donné que tous les hommes, aussi bien les jeunes que les plus âgés, étaient partis en campagne dans des régions éloignées pour répandre le message de Dieu, fî sabîli’llâh (pour la grâce de Dieu).
Dans de telles circonstances, il se résolut à suivre un tout autre plan, fiable et bien éprouvé : celui de mobiliser un corps restreint de combattants, placé sous l’autorité d’un homme fort et expérimenté. Il passait en revue dans son esprit, l’un après l’autre, les hommes qu’il lui restait afin de déterminer lequel serait le plus apte à accomplir cette mission. Soudainement, il s’exclama : " Je l’ai trouvé. Oui, je l’ai trouvé. "
Il retourna ensuite se coucher : la personne qu’il avait en tête était un mujâhid notoire qui avait combattu à Badr, Uhud, Al-Khandaq et dans d’autres batailles. Il avait également participé aux violents combats de Yamâmah (dans les guerres contre l’apostasie), et en était ressorti indemne. Il était connu pour son exceptionnelle habilité au tir à l’arc. Il fut, en fait, l’un des premiers à avoir embrassé l’islam. Il avait d’abord émigré en Abyssinie mais était revenu à La Mecque pour rester avec le Prophète, paix et bénédictions de Dieu sur lui. Il avait ensuite émigré à Médine. Cet homme, de grande taille et de stature imposante, était un compagnon du Prophète.
Le lendemain matin, ʿUmar demanda à voir ʿUtbah Ibn Ghazwân. Finalement, ʿUmar parvint à constituer une armée d’un peu plus de 300 hommes, et nomma ʿUtbah à sa tête. Il lui promit également qu’il enverrait des renforts dès que la situation le permettrait.
Lorsque les hommes, en rang, étaient prêts à partir, ʿUmar Al-Fârûq vint à eux pour leur faire ses adieux, et, s’adressant à leur commandant, il lui donna ses dernières instructions :
" ʿUtbah, je t’envoie dans la cité d’Al-Ubullah, l’une des principales forteresses de l’ennemi. Je prie Dieu pour qu’Il te donne la victoire. Lorsque tu auras atteint la cité, invite ses habitants à croire et adorer Dieu. S’ils y consentent, accepte-les (en tant que musulmans). S’ils refusent, impose-leur la jizyah. S’ils refusent de payer la jizyah, alors combats-les… Et crains Dieu, Ô ʿUtbah, dans l’accomplissement de ton devoir. Prends garde à ne pas devenir trop hautain ou arrogant car cela aurait pour conséquence de te corrompre. Je sais que tu étais un compagnon du Prophète, Paix et bénédictions de Dieu sur lui. Dieu t’a honoré à travers lui alors que tu étais une personne sans importance. Il t’a donné la force à travers lui alors que tu étais faible. Tu es devenu un commandant qui jouit d’une grande autorité, et un leader auquel les hommes doivent obéir. Quelle grande bénédiction si cela ne te rend pas vaniteux au point de t’égarer et de te conduire droit en enfer. Que Dieu nous en préserve tous deux. "
Forts de ces précieux et louables conseils, ʿUtbah et son armée se mirent en route. Cette expédition comptait plusieurs femmes, dont sa propre épouse et les épouses et sœurs d’autres hommes. Ils arrivèrent finalement à un lieu appelé Qasaba, à proximité d’Al-Ubullah. Cet endroit devait son nom à l’abondance des tiges, semblables à des roseaux, qui y poussaient.
Les soldats étaient alors affamés mais n’avaient pas de quoi se sustenter. Lorsque la faim les empoigna vraiment, ʿUtbah ordonna à quelques-uns de ses hommes de parcourir les environs en quête de nourriture. Un de ces hommes relata l’histoire de leur quête :
" Alors que nous étions à la recherche de nourriture, nous entrâmes dans un hallier, et là étaient disposés deux grands paniers. L’un d’entre eux contenait des dattes, et l’autre, des petits grains blancs recouverts d’une substance jaune. Nous ramenâmes les paniers au camp, et nous prîmes soin, au préalable, de prévenir les autres :
" Ce panier contient du poison que l’ennemi a préparé. Ne vous en approchez pas. "
Nous étions en train de manger des dattes lorsqu’un cheval, qui s’était détaché de sa longe, se dirigea vers le panier de grains, et se mit à en manger. Par Dieu, nous avions sérieusement pensé à l’égorger avant qu’il ne meure (du présumé poison), et nous nourrir de sa viande. Son propriétaire s’interposa, et dit :
" Laissez-le. Je veillerai sur lui cette nuit, et si je pressens sa mort, je l’égorgerai. "
Le lendemain matin, le cheval était en pleine santé, et il ne manifestait aucun signe de malaise. Ma sœur me dit alors :
" Akhi, mon père avait coutume de dire que le poison n’affectait pas les aliments tant qu’ils étaient portés à ébullition. "
Nous avions ensuite pris un peu de grains que nous fîmes bouillir dans un pot. Peu après, ma sœur m’appela, et me dit :
" Viens voir comment c’est devenu rouge. L’enveloppe s’est détachée, et il ne reste que le grain blanc. "
Nous plaçâmes les grains blancs dans un grand bol et, avant de manger, Utbah nous dit :
" Prononcez le nom d’Allah sur la nourriture, et mangez-en. "
Ces grains blancs étaient absolument délicieux. Nous n’apprîmes que plus tard qu’il s’agissait du riz. "
L’armée d’Utbah poursuivit ensuite sa route jusqu’à Al-Ubullah, située sur les bords de l’Euphrate. Cette cité fortifiée servait de dépôt d’armes aux Perses. La cité disposait de plusieurs forteresses, desquelles émergeaient des tours. Celles-ci constituaient des postes d’observation permettant de détecter tout mouvement hostile provenant de l’extérieur de la cité.
La cité paraissait imprenable. Quelles étaient les chances d’Utbah de conquérir la ville avec un nombre si restreint de combattants, qui plus est, armés uniquement d’épées et de lances ? Un assaut direct était à fortiori vain. Il ne restait à Utbah qu’à réfléchir à quelque stratagème.
ʿUtbah avait fait suspendre des drapeaux aux lances. Il les remit aux femmes, et leur donna pour instruction de marcher derrière l’armée :
" Lorsque nous approcherons de la cité, faîtes soulever la poussière derrière nous de telle sorte que l’atmosphère en soit entièrement recouverte. "
Comme ils approchaient d’Al-Ubullah, un escadron perse sortit pour les affronter. Les musulmans avançaient audacieusement, les drapeaux flottant derrière eux et la poussière soulevée tout autour d’eux emplissait l’air. Les Perses crurent alors que les musulmans au devant de ces drapeaux n’étaient que l’avant-garde d’une puissante et nombreuse armée. Persuadés qu’ils n’étaient pas de taille face à un tel adversaire, ils paniquèrent et se préparèrent à évacuer la cité. Amassant tous les biens qu’ils pouvaient, ils se ruèrent vers les bateaux arrimés sur la rivière, et abandonnèrent leur très fortifiée cité.
ʿUtbah entra dans la cité sans essuyer la moindre perte humaine. Al-Uballah lui servant de base, il parvint à ramener les villes et villages avoisinants sous le contrôle des musulmans. La victoire d’Utbah ainsi que les richesses de la région attirèrent une foule de gens à la recherche d’une vie aisée et prospère.
ʿUtbah s’aperçut que beaucoup de musulmans étaient enclins à mener une existence laxiste, et à suivre les us et coutumes locales, affaiblissant ainsi leur détermination à poursuivre le combat.
Il écrivit à ʿUmar Ibn Al-Khattab, lui demandant la permission de bâtir la ville de garnison de Basrah. Umar approuva les sites sélectionnés par ʿUtbah. La position hautement stratégique de Basrah, entre le désert et les ports du Golfe, permit de lancer d’autres offensives militaires vers l’est.
ʿUtbah avait lui-même établi les plans de la cité. Il y construisit la première mosquée, qui consistait à un simple enclos couvert à un seul angle, tout à fait convenable pour les assemblées. Le départ pour les campagnes militaires se faisait à partir de la mosquée. Leurs participants avaient fini par s’installer dans cette contrée, et à y bâtir leurs maisons.
ʿUtbah n’avait cependant pas construit de maison pour lui-même mais continuait à vivre dans une tente de toile. Il avait constaté à quel point la préoccupation pour les acquisitions terrestres avait incité beaucoup de gens à oublier le véritable objectif de la vie. Il avait vu comment des hommes, qui, peu de temps auparavant, ne connaissaient rien de mieux que du riz bouilli dans leur enveloppe, s’étaient laissés séduire par des pâtisseries perses sophistiquées, telles que du fasludhanj et du lawzinaj, à base de farine, de beurre, de miel et de diverses variétés de noix, à un point tel qu’ils étaient attachés à ces choses.
ʿUtbah craignit que sa foi ne soit affectée par la vie ici-bas ; or, son unique préoccupation était l’au-delà. Il convoqua les hommes à la mosquée de Basrah, et s’adressa à eux en ces termes :
" La vie ici-bas viendra un jour à son terme, et vous serez un jour tous ramenés à un refuge qui ne connaîtra ni déclin ni fin. Allez vers ce refuge en tenant compte de vos agissements. Je repense au passé et je me vois parmi les premiers musulmans en compagnie du Messager d’Allah, Paix et bénédictions de Dieu sur lui. Nous avions pour seule nourriture des feuilles d’arbres, et nos lèvres étaient flétries par la faim. Un jour, j’avais trouvé une cape. Je l’ai coupée en deux afin de le partager avec Saʿd Ibn Abî Waqqâs. J’ai fait de ma part un izâr, et il fit de même avec la sienne. Et voilà où nous en sommes aujourd’hui. Il est aujourd’hui émir de l’une des villes de garnison. Je recherche la protection d’Allah à moins que je ne sois devenu imbu de ma propre personne et oublieux d’Allah. "
Sur ce, ʿUtbah nomma quelqu’un d’autre pour le remplacer, et fit ses adieux aux habitants de Basrah.
C’était la saison du pèlerinage, et il partit accomplir le Hajj. Il voyagea ensuite jusqu’à Médine, et là il demanda à ʿUmar de le relever de ses fonctions de gouverneur de la cité. Umar refusa ; il ne pouvait se résigner à se passer d’un gouverneur de l’envergure d’Utbah. Il lui répliqua :
" Tu places ta confiance et tes responsabilités sur mes épaules et ensuite, tu m’abandonnes à mon propre sort. Non, par Dieu, je ne te libérerai pas. "ʿ Umar eut le dernier mot. Il lui ordonna de retourner à Basrah. ʿUtbah savait qu’il était de son devoir d’obéir au Commandant des Croyants, et il le fit à contre-cœur. Il monta sur son chameau, et tout au long du trajet, il priait Dieu :
" Ô Seigneur, ne me renvoie pas à Basrah, Ô Seigneur, ne me renvoie pas à Basrah. " Il s’était à peine éloigné de Médine que son chameau trébucha. ʿUtbah tomba. Les blessures consécutives à cette chute, s’avérèrent fatales.
Traduit de "Companions of The Prophet", Vol. 1, de Abdul Wâhid Hâmid.
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