samedi 27 décembre 2003
Le Sheikh Yûsuf Al-Qaradâwî a envoyé une lettre au Président français Jacques Chirac par l’intermédiaire de l’ambassade de France à Doha, le 23 décembre 2003. Cette lettre venait en réponse à l’appel de Chirac à interdire le voile, lequel est considéré comme un symbole religieux qui inciterait au communautarisme et à la discrimination raciale au sein de la société. Suite au sermon prononcé par le Sheikh le vendredi 19 décembre 2003, l’ambassade de France avait, en effet, fait parvenir à Sheikh Al-Qaradâwî la traduction arabe du discours donné par le Président Chirac. Voici donc la lettre que Sheikh Al-Qaradâwî a adressée au Président français.
Au nom de Dieu le Clément le Miséricordieux.
Monsieur le Président Jacques Chirac
Président de la République Française
Après les salutations seyant à votre rang,
J’ai le plaisir de m’adresser à vous en mon nom propre et au nom du Conseil Européen de la Fatwâ et de la Recherche. Référence religieuse des musulmans d’Europe, le Conseil Européen de la Fatwâ et de la Recherche a toujours veillé dans ses sessions passées à recommander aux musulmans :
– d’adopter un comportement honorable envers les sociétés où ils vivent, de bien s’y intégrer et de ne pas se replier sur eux-mêmes dans des temples isolés, tout en préservant leur identité religieuse ;
– d’être des éléments positifs et bénéfiques au service de la société et d’oeuvrer pour sa prospérité ;
– d’appeler à l’amour et à l’union et non pas à la haine et à la désunion.
Je m’exprime également au nom des dignitaires musulmans qui représentent 1,3 milliard de musulmans dans le monde. Ceux-ci tenaient la France en bonne estime ces dernières années et lui réservaient des sentiments d’amitié et de respect pour ses positions courageuses et indépendantes, notamment son refus de suivre le cortège américain et de soutenir ses injustices.
Monsieur le Président,
En mon nom propre et au nom de tous ces gens, je regrette énormément ce que nous avons lu et entendu concernant l’orientation de la France vers l’interdiction de porter le voile à l’école pour les élèves musulmanes. C’est une orientation qui m’étonne beaucoup et que je condamne vivement en ce qu’elle contraint la femme musulmane à bafouer sa religion et à désobéir à son Seigneur, Qui dit dans Son Livre : "Et qu’elles rabattent leurs mantilles sur les échancrures de leurs vêtements" [1] ; "Ô Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants de revêtir leurs mantes" [2]. Le port du voile est un devoir religieux pour la femme musulmane qui fait l’unanimité de toutes les écoles de jurisprudence islamique, qu’elles soient sunnite, chiite, zaydite ou abâdite.
Nous avons été choqué et peiné qu’une telle orientation - qui ne peut être qualifiée que de sectarisme contre les préceptes et les valeurs de l’islam - soit prise en France en particulier, le pays de la liberté et de l’ouverture, la mère de la révolution qui prône la liberté, l’égalité, et la fraternité, et qui, aujourd’hui, compte le plus grand nombre de musulmans en Europe. Cette orientation est contraire à deux libertés fondamentales inscrites dans les droits de l’Homme : la liberté individuelle et la liberté religieuse, toutes deux entérinées par toutes les constitutions et par toutes les chartes des droits de l’Homme.
L’argument de la préservation de la laïcité manque de fondement logique dans la mesure où la laïcité dans les sociétés libérales signifie la neutralité de l’État vis-à-vis de la religion. Dans ce cadre, l’État n’adopte ni ne rejette la religion ; il n’est ni favorable ni hostile à son égard. Il garantit la liberté des individus d’être religieux ou non. A contrario, la laïcité marxiste s’oppose au sentiment religieux et considère la religion - toutes les religions - comme l’opium des peuples. Elle nie l’existence d’un Dieu dans cet univers et celle de l’âme dans l’être humain.
L’affirmation que le voile est un symbole religieux est irrecevable. Le voile n’est point un symbole car le symbole ne possède pas de fonction propre, si ce n’est l’expression de l’appartenance religieuse de son porteur, comme le crucifix sur la poitrine du chrétien ou la kippa sur la tête du juif ; ces deux objets n’ont aucune fonction hormis la déclaration de l’identité religieuse.
En revanche, le voile remplit une fonction connue, à savoir la couverture du corps et la décence. Il ne traverse point l’esprit des musulmanes qui le portent de revendiquer une appartenance religieuse ; elles ne font qu’accomplir le commandement de leur Seigneur.
Non seulement l’interdiction du port du voile constitue-t-elle une atteinte au principe de liberté, mais elle contredit également le principe d’égalité, prêché par la Révolution française, principe approuvé par les lois divines, les conventions internationales et les droits de l’Homme. Une telle interdiction signifie, en effet, que la musulmane pratiquante fait l’objet d’oppression et de contraintes, qu’elle est privée de ses droits à l’éducation et à l’exercice d’un emploi, tandis qu’on accorde des facilités aux non-musulmanes ou aux musulmanes non pratiquantes.
Une civilisation digne de ce nom fait montre de tolérance, accepte la diversité religieuse et culturelle en son sein, et permet la diversité ethnique, religieuse et idéologique, sans transformer les individus en clones.
Nous devons enseigner aux gens de se tolérer entre eux, de s’accepter mutuellement comme ils sont, malgré leurs différences religieuses, comme nous l’enseigne le Coran : "A vous votre religion et à moi la mienne."
Nous sommes très choqué - Monsieur le Président - de vous entendre dire que le port du voile est emprunt d’agressivité envers autrui. En quoi la volonté d’une jeune femme de s’habiller conformément aux préceptes de sa religion dénote-t-il d’une agressivité envers autrui ? Aucune agression ne peut être crainte de la part d’un individu qui connaît Dieu et L’observe, qu’il soit homme ou femme.
Monsieur le Président,
Dans les sociétés démocratiques, la majorité a le droit de légiférer comme bon lui semble. Mais la démocratie équitable est celle qui préserve les droits des minorités religieuses et ethniques et ne les opprime pas, faute de quoi les minorités seraient condamnées à disparaître au nom de la démocratie et de la loi de la majorité.
Monsieur le Président,
Je m’adresse à vous en votre qualité de père de la famille française. Il est de la responsabilité du père de famille d’être équitable envers tous ses enfants, qu’il n’opprime point les uns en faveur des autres. Un bon père n’accepte point qu’une partie de ses enfants vive en permanence dans l’inquiétude et l’angoisse.
Nous apprécions votre déclaration de lutte contre le racisme et la xénophobie, et nous vous savons gré d’avoir réaffirmé la liberté de culte pour tous et la nécessité de donner aux musulmans des lieux où ils puissent pratiquer leur culte dans la dignité et la sérénité. Nous sommes heureux que vous reconnaissiez qu’il reste beaucoup à faire, notamment en termes de qualification d’imams cultivés et modernes.
La réalisation des objectifs que vous visez passe par le courant de la "médiété musulmane" qui allie la tradition à la modernité, qui vise l’aisance et non la difficulté, qui apporte la bonne nouvelle et non pas la répugnation, qui favorise le dialogue avec autrui et la tolérance envers le contradicteur, qui croit en un seul et même genre humain dont le but est de réaliser le bien pour tous. Telles sont, en effet, les valeurs qu’incarne le Conseil Européen de la Fatwâ.
Nous espérons, Monsieur le Président, que vous reviendrez sur votre décision, car cela sera de nature à réaliser le bien et l’intérêt de tous.
Veuillez agréer mes respects et mes sentiments les plus distingués.
Le 29/10/1424 A.H. - 23/12/2003 E.C.
Yûsuf Al-Qaradâwî
Président du Conseil Européen de la Fatwâ et de la Recherche
Directeur du Centre de Recherches sur la Sunnah et la Sîrah à l’Université du Qatar
Traduit de l’arabe du site Qaradawi.net.
[1] Sourate 24, An-Nûr, La Lumière, verset 31. NdT.
[2] Sourate 33, Al-Ahzâb, Les Coalisés, verset 59.NdT.
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