jeudi 8 janvier 2004
Parmi les mérites majeurs de ces réformateurs spirituels figure la lutte fréquente contre des tendances dangereuses de certains rois. Ainsi sauvèrent-ils l’état et la société de périls imminents qui planaient sur eux, et ce, par l’expression de leurs opinions en toute franchise, et par la critique les courants déviants - notamment la déviance de la cour royale. Leur éducation et leurs modèles vivants éveillèrent dans les cœurs la braise d’audace et de bravoure et insufflèrent en eux énérgie et ambition. L’Histoire islamique de l’Inde en regorge d’exemples.
Chaque fois que le besoin et le contexte l’exigeaient, ces Shuyûkh risquaient leur vie et leur honneur, préféraient la mort à la vie, et appliquaient le principe stipulant que "L’un des plus grands jihâds consiste à dire une parole de vérité auprès d’un Sultan tyrannique".
Nous donnerons deux exemples de cela, puisés dans l’ère du tyran, le roi "Muhammad Taghleq", illustrant leur courage, leur fermeté, leur mépris du faste et de la vanité, et leur dédain envers les trésors thésaurisés d’or et d’argent.
"Lorsque le Sultan Muhammad Taghleq passa devant la zâwiyah [1] de Sheikh Qutb Ed-Dîn Munawwar - un grand Sheikh de la Tarîqah Jeshtiyyah, vivant en retraite -, ce dernier ne sortit pas pour le saluer. Le Sultan ordonna alors qu’il vienne le voir à Delhi. Lorsque le Sheikh arriva à la cour royale et se présenta devant le Sultan, il vit les princes, les ministres, les gouverneurs et les rapprochés de la cour, debout, muets, recueillis, et armés, le tout dans un spectacle imposant. Son fils Nûr Ed-Dîn était en sa compagnie. N’ayant jamais visité la cour royale, ce dernier fut saisi de terreur. C’est alors que Sheikh Qutb Ed-Dîn s’écria : "Mon fils ! La Majesté appartient à Dieu !" Nûr Ed-Dîn raconte : "Je sentis en moi une force étrange après cet appel. La crainte disparut de mon coeur, et cette assemblée était désormais, à mes yeux, comme un troupeau de moutons ou de chèvres." Le Roi questionna le Sheikh et lui reprocha : "Nous sommes passés devant votre zâwiyah et vous ne nous avez point honoré de votre visite et de vos exhortations." Le Sheikh répondit : "Le pauvre en Dieu que voici n’est pas à même de rencontrer les rois. Il vit en retraite et invoque Dieu pour le Roi et pour tous les musulmans. Vous m’excuserez en cela." Lorsque le Sheikh s’en alla, le Roi dit à ses ministres : "J’ai rencontré de nombreux Shuyûkh et savants, leurs mains tremblaient de peur et de crainte. Quant à ce Sheikh, je n’ai trouvé dans sa main ni mollesse, ni faiblesse, ni tremblement. Il m’a plutôt salué d’une main forte, chaleureuse et fière."
Le roi lui offrit deux cent mille tankah - pièces d’or - et le Sheikh de s’exclamer : "Gloire à Dieu ! Il me suffit quelques mesures de riz et de beurre fondu, pour un fils [2]. Que vais-je faire de ces milliers de roupies ?!" Mais on lui dit que le Roi se mettait en colère lorsqu’on refusait son cadeau. Le Sheikh accepta donc les deux cent mille roupies et les partagea entre ses frères, ses compagnons et les nécessiteux." [3]
Le deuxième exemple que nous avons retenu est celui de Sheikh Fakhr Ed-Dîn Az-Zarâdî. Il évitait de rencontrer les rois et disait : "Je vois ma tête séparée de mon corps dans la cour royale." Il entendait par cela qu’il dirait une parole de vérité devant le roi qui lui en voudrait et ordonnerait sa mise à mort. Un jour, le roi le demanda et lui dit : "Exhorte-moi." Le Sheikh lui répondit : "Refoule ta colère. Contrôle ton courroux et la véhémence de l’être." Le roi lui rétorqua : "De quel courroux et de quelle véhémence parles-tu ?" Et le Sheikh de poursuivre : "La véhémence des fauves." A ce moment, le visage du roi rougit. Il bouillonnait de colère, mais ne disait rien. Le Roi ordonna que la table royale soit servie et demanda au Sheikh de déjeûner avec lui. Le Roi prit quelques bouchées et le Sheikh mangea à contre coeur. Lorsqu’il eut terminé, le Roi lui fit ses adieux." [4]
Ces Shuyûkh et Soufis donnaient de magnifiques exemples de courage, de franchise et de proclamation de la vérité. Les rois qui ne pardonnaient pas aux savants "le crime" d’avoir dit la vérité, traitaient les Soufis, la plupart du temps, avec clémence et les autorisaient à accomplir leurs devoirs religieux et à pratiquer leurs activités islamiques. Ces derniers temps, les Shuyûkh accomplirent également leur devoir et préservèrent leur honneur, leur jalousie pour la religion et leur dignité. Un jour, le roi moghol, Shâh ʿÂlim assista à l’assemblée du grand Soufi et célèbre poète Mîr Dard. Le Roi, souffrant d’une douleur au pied, étendit sa jambe quelque peu. Mais le Sheikh ne put supporter cela et dit : "Cela est contraire à l’éthique de l’assemblée et à son honneur." Le roi s’excusa et demanda pardon. Le Sheikh lui dit : "Si vous êtes souffrant, ce n’était pas la peine d’assiter à cette assemblée." [5]
Traduit du Livre Rabbâniyyah lâ Rahbâniyyah, de l’Imâm An-Nadwî, Mu’assasat Ar-Risâlah, pp. 101-104.
[1] La zâwiyah, lieu de retraite et de prière, petite mosquée. NdT.
[2] Un fils : petite unité monétaire, un sou. NdT.
[3] Siyar Al-Awliyâ', pp. 255-266.
[4] Siyar Al-Awliyâ', pp. 271-272.
[5] Kul Raʿnâ, p. 171.
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