vendredi 28 octobre 2005
Malgré son fort rayonnement culturel et intellectuel, le Caire ne détenait pas le monopole du savoir religieux sous la dynastie des Mamelouks. Il y avait ainsi en Haute-Égypte des pôles d’enseignement conséquents et des centres d’études accueillant des spécialistes de grande envergure dans diverses disciplines des sciences islamiques. En particulier, les villes de Isnâ, Qûs, Asiout, Akhmîm, Assouan et Manfalût connaissaient un grand dynamisme intellectuel dans leurs nombreuses mosquées et écoles. L’essor de tels foyers de savoir trouva son reflet dans At-Tâliʿ As-Saʿîd, un recueil biographique qu’Al-Idfawî dédia exclusivement aux savants et érudits de Haute-Égypte. Parmi les savants incontournables de cette région figure l’érudit, l’Imâm Ibn Daqîq Al-ʿÎd, que l’on considère comme le rénovateur du septième siècle hégirien.
Au cours du mois de Shaʿbân 625 A.H. (1228 E.C.), le Sheikh de l’Islam Taqiyy Ad-Din Abû Al-Fath Mohammad Ibn ʿAlî Ibn Wahb Ibn Mutîʿ Ibn Abî At-Tâʿah Al-Qushayrî Al-Manfalûtî naquit au large de la mer sur un bateau parti pour le Hijaz pour accomplir le pèlerinage. Lorsque ses parents arrivèrent à la Mecque Honorée, son père, Sheikh Majd Ad-Dîn Ibn Daqîq Al-ʿÎd, le prit dans ses bras, accomplit les circumambulations autour de la Kaʿbah et demanda à Allâh en ces lieux bénis de faire de son fils un savant seigneurial.
Dans la ville de Qûs, l’Imam Taqiyy Ad-Dîn Ibn Daqîq Al-ʿÎd grandit au sein d’une famille honorable et réputée pour ses savants. Son père, Sheikh Majd Ad-Dîn Abû Al-Hasan ʿAlî Ibn Wahb fut un éminent spécialiste du Hadith et de la jurisprudence islamique.
On raconte que son grand-père, Mutîʿ, fut surnommé « Daqîq Al-ʿÎd », littéralement « La farine de l’Aïd », car, un jour, à l’occasion de l’Aïd, il était vêtu d’un turban d’un blanc éclatant, aussi blanc que la farine utilisée pour confectionner les pâtisseries de cette fête ; à sa vue, les gens l’affublèrent de ce surnom. Quelques générations plus tard, son petit-fils ʿAlî Ibn Wahb fut surnommé « Ibn Daqîq Al-ʿÎd », puis à son tour, l’Imam Taqiyy Ad-Dîn Mohammad Ibn ʿAlî Ibn Wahb à qui nous dédions cette biographie reçut ce nom d’usage célèbre.
Après avoir mémorisé le noble Coran dans son enfance, il fréquenta les cercles de savoir religieux de la ville de Qûs et s’initia à l’école de jurisprudence malékite auprès de son père. Il étudia par ailleurs la jurisprudence de l’école juridique shâfiʿite auprès du disciple de son père, Sheikh Al-Bahâ’ Al-Qiftî, et les disciplines de la langue arabe auprès de Sheikh Mohammad Abû Al-Fadl Al-Mursî. Il partit ensuite au Caire où il fit connaissance avec l’Imâm Al-ʿIzz Ibn ʿAbd As-Salâm qu’il surnomma le « Sultan des savants ». Auprès de ce dernier, il étudia la jurisprudence shafiʿite et les Fondements, et veilla à l’accompagner jusqu’à son retour à Dieu. Puis il aspira à voyager à la recherche du savoir, en particulier la science du Hadîth. Il se rendit donc en 660 A.H. (1261 E.C.) à Damas et suivit les enseignements des savants damascènes. Ensuite, il retourna en Égypte et s’installa dans la ville de Qûs.
À Qûs, alors qu’il n’avait que trente-sept ans, il fut nommé au poste de juge selon le rite malékite. Il occupa cette fonction pendant une courte période, puis la quitta et se rendit au Caire, précédé par sa renommée. Il y enseigna le Hadîth prophétique à Dâr Al-Hadîth Al-Kâmiliyyah, une école construite par le Sultan Al-Kâmil en 621 A.H. (1224 E.C.). Puis il fut nommé « Sheikh de Dâr Al-Hadîth », le plus haut poste de cet établissement spécialisé. Outre sa vaste connaissance des narrations du Hadîth, il était connu pour sa grande rigueur et minutie, si bien qu’il ne relatait que les traditions jouissant de chaînes de garants impeccables. Il composa d’ailleurs un ouvrage de référence dans la science de la terminologie du Hadîth, Al-Iqtirâh fî Maʿrifat Al-Istilâh, ouvrage imprimé par le ministère des Donations Islamiques en Iraq.
Il enseigna la jurisprudence shafiʿite à l’École Nâsiriyyah que Salah Ad-Dîn Al-Ayyûbî fit construire près de la tombe de l’Imâm Ash-Shâfiʿî — que Dieu l’agrée —. Au vu de sa maîtrise des deux écoles juridiques, shaféite et malékite, on lui demanda de les enseigner à l’École Fâdiliyyah. Le Sheikh ne se contenta pas de connaître les arguments et les preuves appuyant les verdicts de ces deux écoles juridiques, mais il recourut à l’ijtihâd absolu pour certaines affaires, sans se limiter à l’une des écoles juridiques prévalentes. Certes, user de l’ijtihad absolu serait perçu comme un acte audacieux et irresponsable pour celui qui n’a pas atteint la maturité parfaite dans cet art. Mais, aux yeux de ses pairs, l’excellence et la rigueur de l’Imâm Ibn Daqîq Al-ʿÎd l’habilitaient à cet exercice ardu et l’élevaient à ce rang distingué. Outre les témoignages concordants de ses contemporains, les ouvrages juridiques qu’il composa, comme Ihkâm Al-Ahkâm Sharh ʿUmdat Al-Ahkâm [1], témoignent de l’abondance de son savoir dans le domaine du Hadîth et de son aptitude à extraire les jugements juridiques à partir des traditions prophétiques. En outre, il commenta les Prolégomènes (Al-Muqaddimah) d’Al-Matrazî en matière de fondements de la jurisprudence, ainsi que le Précis (Al-Mukhtasar) d’Az-Zabîdî et le Précis d’Abû Shujâʿ (Mukhtasar Abî Shujâʿ) en jurisprudence shaféite et le Précis d’Ibn Al-Hâjib en jurisprudence malékite. Hélas, ces trois derniers ouvrages sont considérés comme perdus. On lui doit aussi Al-Arbaʿîn fir-Riwâyah ʿAn Rabb Al-ʿÂlamîn, Fawâ’id Hadîth Barîrah et un recueil de sermons et de discours très éloquents.
Par ailleurs, il laissa un certain nombre de ses verdicts religieux et des études juridiques qui furent partiellement reprises dans la biographie que l’Imâm Tâj Ad-Din As-Subkî lui dédia dans Tabaqât Ash-Shâfiʿiyyah Al-Kubrâ.
Parmi ses disciples, on compte de nombreux grands savants tels que le juriste hambalite ʿAbd Ar-Rahmân Ibn Masʿûd Al-Hârithî dans le domaine des Fondements, le célèbre juriste Dhâhirite Mohammad Ibn Mohammad Ibn Sayyid An-Nâs Al-Yaʿmurî dans le domaine du Hadîth, le juriste Shâfiʿite et célèbre débatteurʿAlî Ibn Mohammad Ibn Khattâb Al-Bâjî, le juriste Hanafite damascène Ibn ʿAbd Al-Haqq, le savant et ascète Sheikh Kamâl Ad-Dîn Al-Hâshimî Al-Jaʿfarî Al-Qûsî et l’Imâm ʿImâd Ad-Dîn Ibn Al-Athîr.
Malgré ses nombreuses préoccupations et ses efforts portés sur la jurisprudence et le Hadîth, Ibn Daqîq Al-ʿÎd fut un poète au souffle littéraire raffiné et un brillant orateur. Selon ses contemporains, ses talents d’orateur, la force de ses exhortations et la sincérité qui se dégage de sa voix s’emparaient de son audience. As-Subkî mentionna dans sa biographie d’Ibn Daqîq qu’il laissa un recueil de sermons et un recueil poétique ; tous deux furent imprimés au Caire.
Suite au décès du juge Ibn Bint Al-Aʿazz, on demanda avec insistance à Ibn Daqîq Al-ʿÎd d’assumer le poste de Grand Juge en 695 A.H. (1296 E.C.). Après quelque hésitation, il accepta et fut alors exposé aux Sultans et aux hommes d’état influents. Il ne fléchit pas sous la pression ni la tentation des palais, bien au contraire, il rejeta le témoignage de Monkutmar, le Secrétaire du Sultanat, dans une affaire d’héritage jugeant qu’il n’était pas un homme fiable. Mais Monkutmar insista et envoya à plusieurs reprises des messagers pour convaincre Ibn Daqîq. À chaque fois, la requête fut refusée. Devant l’insistance de Monkutmar, Ibn Daqîq Al-ʿÎd démissionna de son poste. Lorsque la nouvelle parvint au Sultan Husâm Ad-Dîn Lâjîn, il réprimanda son secrétaire, refusa son ingérence dans le pouvoir judiciaire et demanda à voir l’Imâm Ibn Daqîq Al-ʿÎd. Lorsque ce dernier se rendit à la cour, le Sultan le fit asseoir à côté de lui, l’honora et ne cessa de lui demander de bien vouloir reprendre ses fonctions, ce qu’il accepta.
Il s’opposa aussi au souhait du Sultan An-Nâsir Mohammad Ibn Qalâwûn de prélever un impôt supplémentaire pour faire face aux Tatars. Ibn Qalâwûn argua que cette pratique fut autorisée par l’Imâm Al-ʿIzz Ibn ʿAbd As-Salâm du temps de Sayf Ad-Dîn Qutuz. Mais Ibn Daqîq Al-ʿÎd rappela au Sultan Ibn Qalâwûn qu’Al-ʿIzz Ibn ʿAbd As-Salâm ne donna cette autorisation qu’après que tous les princes eurent versé toute leur fortune à cette fin, sans quoi il n’est nullement légitime de s’emparer du moindre sou de la population. L’histoire rapporte que le Sultan se plia à la volonté d’Ibn Daqîq Al-ʿÎd.
Il fonda aussi, pour la première fois dans l’histoire de l’Égypte, un centre responsable de la gestion et de l’administration des biens des orphelins afin de les préserver jusqu’à ce qu’ils aient atteint la majorité. Ainsi, si l’héritier était adulte, il devenait immédiatement responsable de son héritage. S’il était trop jeune pour s’occuper de ses biens, son argent était confié à ce centre. Enfin si l’héritier était jeune mais avait un tuteur pouvant s’occuper de ses biens, alors le juge chargeait des personnes de confiance du suivi de la gestion des biens en question.
Il accordait beaucoup d’attention aux juges répartis dans les différentes provinces. Il leur envoyait de longs courriers retraçant les principes de déontologie et de justice qui doivent prévaloir dans la cour, leur enjoignant d’appliquer la loi islamique avec scrupule et en toute équité.
De nombreux savants le considèrent comme le rénovateur du septième siècle hégirien au vu de son savoir, de ses contributions aux sciences islamiques et de son vaste ijtihâd tant et si bien qu’As-Subkî déclara : « Nous ne connaissons personne parmi nos maîtres ayant divergé sur le fait qu’Ibn Daqîq Al-ʿÎd est le savant rénovateur envoyé au septième siècle, dont il est question dans le hadith prophétique, et qu’il fut le maître de son temps de par son savoir et sa droiture dans la religion. » Cette appréciation fut également celle de l’Imâm Adh-Dhahabî dans Siyar Aʿlâm An-Nubalâ’ : « Pour ma part, je dis que le rénovateur du quatrième siècle est Abû Hâmid Al-Isfarâyînî, celui du cinquième siècle est Abû Hâmid Al-Ghazâlî, celui du sixième siècle est le Hâfidh ʿAbd Al-Ghanî, tandis que le rénovateur du septième est notre maître Abû Al-Fath Ibn Daqîq Al-ʿÎd. »
Après une vie partagée entre l’enseignement, l’écriture et la dévotion, l’Imâm Taqiyy Ad-Dîn Ibn Daqîq Al-ʿÎd fut rappelé à Dieu en 702 A.H. (1302 E.C.). Qu’Allâh lui fasse miséricorde.
Sources :
[1] Imprimé et publié au Caire en 1924 E.C. par Mohammad Munîr Ad-Dimashqî.
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