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Le discours religieux à l’aube du XXIe siècle

mercredi 27 juillet 2005

Ce texte est un entretien avec le Sheikh ʿAlî Al-Jifrî, publié le 28 juin 2004, par le journal arabophone yéménite Ath-Thawrah.

Introduction du journaliste, Muʿîn Muhammad An-Najrî

Notre invité est Al-Habîb Al-Jifrî, homme au visage angélique et à la présence distinguée, dont les traits resplendissent de la lumière du savoir. Je pensais jusque-là qu’un entretien avec lui était une entreprise hasardeuse, bien que je suive assidûment ses programmes et ses nouvelles et que j’aie lu une bonne part de ce qui a été écrit sur lui, aussi bien les critiques que les éloges.

Lorsque je lui ai posé mes premières questions, ses réponses m’ont ouvert les yeux sur d’autres questions qui nous ont menés jusqu’aux bastions de la pensée islamique. Nous sommes entrés dans le sujet en parlant de la prédication, puis de l’évolution récente qu’elle connaît aujoud’hui. Nous nous sommes ensuite étendus sur les moyens qu’elle met en œuvre et le succès de ses méthodes. Il a ensuite abordé les problèmes actuels auxquels est confrontée la jeunesse arabe avant d’expliquer comment les prises de décisions sont le fait aujourd’hui de conflits d’intérêts et non plus des savants qui forment les maillons de la chaîne de transmission du savoir.

Il a répondu à mes questions avec toute sa franchise habituelle, et je l’ai écouté parler avec le professionnalisme de l’élève studieux.

Première question :

Le monde musulman connaît une activité assez florissante au niveau de la prédication. La prédication islamique est-elle en train d’évoluer ?

Réponse :

Louanges à Dieu. Au cours des dernières années, il y a eu des progrès diversifiés dans les domaines de la prédication. Mais le plus important de tous ces progrès est celui qu’on observe depuis quelques années et qui consacre le rapprochement entre les prédicateurs et leur public. Nous demandons à Dieu de faire en sorte que ce progrès se poursuive. Dieu — Exalté soit-Il — a voulu que notre époque soit une ère de retour vers les valeurs de la religion. Les gens en ont assez des années de leur vie qu’ils ont passées dans l’insouciance et l’éloignement vis-à-vis de Dieu — Exalté soit-Il. Ils recherchent désormais le bonheur véritable et profond qui emplit le cœur d’allégresse, le bonheur éternel ici-bas et dans l’au-delà. Cette prédisposition psychologique, qu’on désigne comme étant la guidance divine, est la condition sine qua non du progrès du discours religieux. Car si ce discours ne trouve pas d’oreille pour l’écouter, il ne peut guère progresser. Mais l’importante prédisposition à recevoir le discours divin a aidé au progrès de la prédication.

Deuxième question :

Le discours religieux présente des disparités quant aux méthodes de communication qu’il emploie. Il y a en effet des prédicateurs qui élèvent la voix et cherchent à susciter la crainte, alors que d’autres arborent un ton plus doux qui parle plus au cœur. Laquelle de ces méthodes est selon vous la mieux adaptée et la plus influente ?

Réponse :

Apeurer l’auditoire et laisser libre cours à sa fougue n’est pas nécessairement une mauvaise méthode dans le discours religieux, du moment que cela est fait d’une manière judicieuse visant à secouer les cœurs. Car nous avons besoin d’être apeurés. L’âme humaine est ainsi faite qu’elle a souvent besoin de quelque chose qui la réveille et qui lui fasse peur de l’état dans lequel elle est, le but étant de la pousser à s’élever vers un état meilleur. C’est pourquoi le Noble Coran renferme de nombreux versets qui inspirent la peur et la crainte. Idem dans la Sunnah. Le problème apparaît lorsque le discours religieux se transforme entièrement en discours d’apeurement. Car dans cette situtation, un tel discours n’inspirera plus de la peur mais du rejet au sein de l’auditoire. Le but de l’apeurement, lorsque sont cités les versets et les hadiths parlant de l’Enfer, est de provoquer dans le cœur un sentiment de crainte vis-à-vis de Dieu, qui dissuade l’individu de contrevenir aux lois divines, ou au contraire, qui le pousse à se rapprocher de Dieu. Mais si l’on dénue le discours religieux de ses véritables objectifs en le transformant en discours d’apeurement, alors on lui fait perdre de son influence sur les cœurs, et au final, il ne leur inspire plus aucune peur. Au lieu de provoquer dans les cœurs un sentiment de crainte vis-à-vis de Dieu et une motivation à accomplir le bien, il provoque du dégoût vis-à-vis des prêches, voire vis-à-vis de la religion. Ainsi, la conséquence est qu’au lieu d’inspirer la peur, il inspire le rejet. À vrai dire, la prédication doit diversifier son discours de sorte qu’il inspire le désir de bien faire et la peur de mal faire ; il doit pouvoir entretenir l’espoir et la crainte ; il doit pouvoir allier la rationalité qui raffine la pensée à la spiritualité qui raffine le caractère. Entre également en ligne de compte ce que vous avez mentionné, à savoir le ton du discours. Savoir quand il faut élever la voix et quand il faut l’adoucir est une science à part entière que le prédicateur religieux doit acquérir. Mais cette science n’est pas suffisante et ne saura porter ses fruits si elle n’est pas accompagnée d’honnêteté, de sincérité, de crainte de Dieu, d’amour de Dieu, d’amour et de miséricorde envers autrui. Lorsque le cœur du prédicateur lui-même s’emplit et déborde de ces qualités, alors Dieu — Exalté soit-Il — fera en sorte qu’au moindre discours qu’il fera, beaucoup de bien en sera véhiculé jusqu’au cœur des hommes. Car le prédicateur ne guide pas les hommes. C’est Dieu — Exalté soit-Il — Qui guide les hommes : « Tu ne guides pas celui que tu aimes : c’est Dieu qui guide qui Il veut » [1]. Le prédicateur n’est qu’un instrument dans la réalisation de la guidance, un moyen auquel Dieu — Exalté soit-Il — confie la mission de déverser la guidance sur les hommes. Et pour être apte à déverser la guidance, il faut soi-même posséder un cœur en bons termes avec Dieu — Exalté soit-Il. Par conséquent, il est inutile de hurler pendant le discours religieux, même si la fougue est parfois nécessaire. Notre Bienaimé — paix et bénédictions sur lui — est parfois décrit, alors qu’il prononçait quelque sermon, comme ayant les yeux rougis et les veines du cou gonflées, à l’instar d’un soldat qui crie aux armes. Mais tous ses discours n’étaient pas de la sorte. En fonction de la situation, il discourait en souriant, en taquinant, en adoptant un ton doux, en élevant la voix, en menaçant, en apeurant, etc. Cette diversité est exigée, bien que l’essentiel, comme je l’ai déjà dit, est d’être sincère, miséricordieux et de vouloir faire parvenir le bien aux hommes.

Troisième question :

On reproche à certains jeunes prédicateurs d’utiliser la fibre sentimentale dans leur discours. Cela est-il préjudiciable ?

Réponse :

S’adresser à la fibre sentimentale n’est ni préjudiciable ni inconvenant. La fibre sentimentale est très sensible et très influençable. Dans Son Livre, Dieu — Exalté soit-Il — S’est adressé à l’âme humaine en parlant à ses désirs et à ses peurs. L’erreur consiste à ôter la composante rationnelle du discours religieux pour ne garder que la composante sentimentale. Il ne saurait y avoir de discours religieux équilibré si la raison est réduite à néant, ou si les sentiments sont réduits à néant. Il faut également être attentif à un problème que nous connaissons à l’heure actuelle : celui de la critique anarchique. Nous critiquons aujourd’hui tout et n’importe quoi sans maîtriser les bases de la critique. Actuellement, l’on observe que le discours médiatique est essentiellement tourné vers la musique, la chanson, les films, les feuilletons, etc. Ce discours médiatique s’adresse donc aux sentiments, ou plutôt à ce qu’il y a de plus bas dans les sentiments, à savoir l’excitation des instincts. Nous n’entendons pas de critique réfléchie et constructive à ces programmes qui détruisent notre jeunesse. En revanche, les critiques affluent lorsqu’il s’agit d’une jeunesse qui se tourne vers la religion, après avoir été touchée dans sa fibre sentimentale religieuse qui meut en elle les valeurs du bien et de la vérité.

Quatrième question :

Ce que l’on dit à ce sujet, c’est que le discours sentimental produit un effet très vite mais s’estompe très vite également, tandis que le discours rationnel est plus durable...

Réponse :

Ces propos méritent d’être précisés. Comme nous l’avons dit précédemment, enlever au discours religieux sa composante sentimentale provoque une tare, et enlever au discours religieux sa composante rationnelle provoque une tare également. Tout discours sentimental ne s’estompe pas nécessairement très vite, et tout discours rationnel n’est pas nécessairement durable. Bien au contraire, très souvent, le discours sentimental garde son influence beaucoup plus longtemps. Par exemple, un jeune peut avoir un comportement que sa raison n’accepte pas et qu’il sait être une erreur. Sa raison déteste ce comportement et parvient à la conclusion qu’un tel comportement doit cesser immédiatement. Mais le jeune ne parvient pas à changer d’attitude. Plusieurs années peuvent s’écouler de la sorte. Il consomme par exemple une boisson illicite, ou se forge une mauvaise réputation, ou néglige ses études, etc. Sa raison saisit parfaitement que toutes ces choses sont mauvaises. Néanmoins, le jeune continue à les commettre, malgré tous les conseils et les tentatives de persuasion qu’on peut lui prodiguer.

Mais voilà qu’en écoutant un jour un discours sentimental, s’anime en lui le goût de la foi, qui lui permet, du jour au lendemain, de rompre définitivement avec les comportements déviants qu’il avait jusque-là. Cette rupture a besoin ensuite d’être suivie ; le jeune doit être soutenu pour poursuivre dans cette voie ; il faut nourrir son esprit de savoir religieux, de conceptions éclairées, de spiritualité et de foi.

Cinquième question :

De quel œil Al-Habîb Al-Jifrî voit-il le discours médiatique ?

Réponse :

Sans aucun doute, de nombreux reproches sont à adresser à nos médias dans le monde musulman. Car malgré la large audience du discours divin, des émissions éducatives et religieuses, malgré le vif besoin qu’éprouvent les gens actuellement pour ce genre d’émissions, celles-ci ne sont prises en compte que de manière très marginale dans les perspectives et les priorités d’un grand nombre de responsables médiatiques. Par exemple, tel responsable voudra présenter une émission religieuse mais la programmera à six heures du matin, un créneau où personne n’ira la regarder. Si on lui demande de la changer de créneau, il répondra : « Vous voudriez qu’on programme une émission religieuse en soirée ? » Et pourquoi pas ? Quel inconvénient y a-t-il à programmer une fois par semaine une soirée religieuse qui dispose d’une plage horaire suffisante ?

Quant à la manière dont doivent être présentées ces émissions religieuses, c’est un sujet qui nécessite beaucoup de travail. Il faut d’abord choisir judicieusement les intervenants. Ceux-ci ne doivent pas être sélectionnés sur la base de leur célébrité ou de leur statut. Même moi qui suis en train de vous parler en ce moment, je ne suis pas convaincu de la manière dont j’ai été choisi pour intervenir dans certaines chaînes de télévision et dans certains médias. Car, parfois, on ne m’a même pas demandé mon CV ni interrogé sur ma formation. Le seul critère de sélection semble être le niveau d’audience que fait l’intervenant : plus il est célèbre, mieux c’est. Il faut qu’il y ait une méthodologie précise pour choisir le prédicateur religieux. La question qu’il faut se poser est la suivante : Qui doit parler aux gens de leur religion dans les médias ? Ensuite, les tenants du discours religieux doivent emplir leurs cœurs et leurs esprits de méditation ; ils doivent être proches de Dieu, ils doivent lui demander de leur inspirer la justesse du propos. Enfin, il faut que le discours religieux soit diversifié, afin qu’il puisse s’adresser à différentes classes d’âge, à différentes cultures et à différentes classes sociales. La diversité des moyens mis en œuvre est souhaitable du moment que cela reste circonscrit dans les limites de la Loi divine. Ce sont là des éléments auxquels il faut être attentif. Il faut un examen méthodologique du contenu proposé et de la personne qui propose ce contenu.

Sixième question :

Les savants emploient souvent le concept de « wasatiyyah » ou « médiété » dans leurs prêches. Qu’est-ce que la médiété en Islam ?

Réponse :

La wasatiyyah ou médiété est cette notion employée par Dieu — Exalté soit-Il — lorsqu’Il qualifie la Communauté musulmane de Communauté médiane. La médiété ne consiste pas à se positionner entre deux points, ou au milieu de deux points, entre la vérité et l’erreur. Ladite médiété consiste à considérer la vérité d’une manière médiane et à la comprendre sous ses diverses facettes. La médiété peut avoir le sens d’un équilibre entre les nécessités dictées par notre servitude envers Dieu — Exalté soit-Il — et entre la mission de vicaires de Dieu sur terre, que notre Seigneur nous a confiée. C’est un équilibre entre le florissement de l’esprit et la construction de la raison, entre les obligations matérielles et la purification spirituelle.

Cet équilibre traduit l’une des significations de la médiété. La médiété peut aussi désigner une manière équilibrée dans la communication de la vérité. Mais la signification la plus profonde de la médiété, qui est aussi la signification la plus souvent négligée malgré son importance fondamentale, c’est la capacité à contrôler ses états d’âme, de telle sorte que ceux-ci n’influent pas de manière négative sur le comportement humain. C’est pour cette raison qu’en parlant de la réussite et de la perte de chacun, Dieu — Exalté soit-Il — les a reliés à l’âme en disant : « A réussi, certes celui qui la purifie. Et est perdu, certes, celui qui la corrompt » [2]. La médiété a un sens global et large, dont la principale caractéristique est de faire en sorte que l’homme n’agisse pas en fonction de ses états d’âme, mais en fonction de la référence que constituent le discours divin et la Volonté divine. Cela comprend entre autres l’attitude que doit avoir le croyant avec ses alliés et avec ses opposants, avec ceux qu’il connaît et ceux qu’il ne connaît pas, avec les Musulmans et avec les non-Musulmans, et ce, d’une manière qui préserve intacte sa relation avec son Seigneur. Cette relation peut même s’approfondir, lorsque le croyant accomplit loyalement ses obligations envers le monde et la réalité dans lesquels il vit.

Septième question :

Tout le monde met en garde contre l’instrumentalisation des jeunes et contre la facilité de les embrigader, que ce soit dans une bonne ou une mauvaise cause. Est-il vrai que la jeunesse arabe n’a tellement rien dans la tête qu’elle est aisément manipulable ?

Réponse :

Il faut savoir que Dieu — Exalté soit-Il — a réparti, en toute justice, l’intelligence entre les différentes contrées, les différentes nations et les différents peuples. La jeunesse arabe n’est ni stupide ni impuissante. Le problème que rencontrent nos jeunes commence en réalité dès leur enfance : c’est la mise à l’écart des règles d’éducation raffinée qui permettent de former un être humain moralement intègre. Cette intégrité permettra ensuite aux jeunes de s’élever dans leur relation avec leur Seigneur, ce qui sous-entend qu’ils s’élevent dans leur relation avec autrui, qu’ils appréhendent les obligations qui leur incombent, qu’ils soient au courant de leur mission à l’époque à laquelle ils vivent, qu’ils contrôlent leurs penchants lorsque ceux-ci essayent de les conduire vers leurs désirs et leurs instincts, et ce, en les comblant de choses licites d’une manière qui augmente leur motivation, leur activité et leur dynamisme. Ainsi, les origines du problème remontent à l’enfance et à l’éducation. Le deuxième problème réside dans nos écoles et nos universités qui nécessitent une remise en question générale de leurs programmes et de leurs méthodes d’enseignement. Ceci ne concerne pas uniquement les programmes d’éducation islamique, comme beaucoup aiment à le répéter aujourd’hui, mais bel et bien tous les programmes scolaires, ou tout du moins la majorité. L’amoncellement des matières, le bourrage intensif, l’absence de suivi de l’évolution des connaissances, les moyens éducatifs, le statut de l’enseignant et la garantie de ses droits matériels et moraux qui l’aident à accomplir son devoir, les relations entre les enseignants et les élèves, toutes ces questions ont une grande influence sur les points négatifs que j’ai mentionnés. Un troisième problème provient de la situation que traverse la communauté face à laquelle les jeunes se retrouvent démunis, sans personne pour leur indiquer la marche à suivre, ou la part d’initiative qui leur incombe devant autant de défis.

Huitième question :

Le monde arabe connaît depuis quelque temps une vague de troubles et d’explosions perpétrés par des jeunes qu’on a manipulés. Ces attentats coûtent la vie à des Musulmans et à des croyants qui sont tués chez eux, dans leurs marchés et dans leurs rues. Qu’est-ce qui nous a amenés à un tel état ? Et comment s’en sortir ?

Réponse :

Nous devons comprendre les raisons qui ont amené ces jeunes à cet état déplorable. Il ne s’agit pas de trouver des justifications à leurs actes — car ces actes par lesquels ils attentent à la vie de gens pacifiques, de croyants et de Musulmans sont des actes abominables, pour lesquels ils ne sauraient être excusés du moment qu’ils sont responsables et conscients de ce qu’ils font — mais afin de soigner un mal, il faut en connaître les origines. Il y a des jeunes qui veulent bien faire, qui reviennent à la religion, et qui trouvent sur leur chemin des gens qui les accueillent, qui s’occupent d’eux de manière convenable, qui leur assurent une bonne formation, qui leur prodiguent le savoir religieux authentique et délicat et qui les éduquent aux manières pures du Prophète. Mais lorsque ces jeunes ne trouvent pas quelqu’un qui les accueille de cette manière, ils sont récupérés par d’autres gens malhonnêtes, mûs par des intérêts personnels, par des sectarismes, par des âmes malades ou encore par l’ignorance. Ils les façonnent alors et les modèlent à leur guise, profitant de la conjoncture actuelle de la Communauté, caractérisée par la dictature, l’humiliation, la passivité des pays musulmans face à leurs défis quotidiens et les discours populistes. Lorsque la réalité quotidienne exerce sur le jeune une pression permanente, lorsque les discours populistes viennent enfoncer le clou et ajouter davantage de pression, lorsque le jeune voit les pays musulmans impuissants à remplir leurs devoirs, s’installent progressivement en lui quelque chose qu’on appelle le désespoir et le sentiment qu’il doit impérativement faire quelque chose, peu importe ce que c’est. Il est alors récupéré par on ne sait qui, qui le jette dans ce bourbier.

Une fois que nous avons compris cela, nous devons réfléchir au remède de manière approfondie, et non pas superficiellement, comme ceux qui s’en tiennent à une logique purement sécuritaire. Le danger qui menace ces jeunes, et qui menace la société en raison de leurs actes, n’est pas uniquement d’ordre sécuritaire, économique ou politique. Ce sont là bien sûr des dangers évidents, mais si nous les mesurons au véritable danger, nous nous rendons compte qu’ils restent superficiels. Le véritable danger auquel on ne fait pas attention est le danger intellectuel : c’est la mise en péril de la formation de l’être humain, c’est de former des individus perdus. Si nous faisons fausse route et que notre seule préoccupation est la garantie de la sécurité, la préservation de l’économie ou la stabilité politique — qui sont bien entendu importantes —, sans nous soucier de la manière dont doit être formée la personne humaine intègre, alors nous ne réussirons pas à résoudre ce problème. Nous devons donc réintégrer ces jeunes qui ont subi des préjudices et qui ont été manipulés, et punir les criminels qui les ont menés jusque-là. Nous devons reconsidérer l’éducation de nos jeunes et la formation donnée à cette génération. De nombreux responsables dans le monde musulman ont également besoin de revoir sérieusement et sincèrement leur attitude envers le discours religieux islamique dans leur pays. Lorsqu’une jeune fille musulmane ressent dans son pays que son voile va lui causer toute une série de problèmes, lorsqu’un jeune homme ressent que sa pratique de la prière à la mosquée va provoquer des soupçons susceptibles de freiner son parcours scolaire, ou de le priver du domaine d’études dans lequel il voudrait se lancer, lorsqu’il ressent que sa société le regarde d’un mauvais œil, simplement parce qu’il s’est mis à pratiquer sa religion, c’est qu’il y a un dysfonctionnement quelque part. Ce sont ces questions là qu’il convient avant tout de poser, avant de parler de manipulation des jeunes et des problèmes qui en découlent. Car ce sont ces attitudes qui ont préparé le terrain aux manipulateurs pour qu’ils puissent instrumentaliser ces jeunes. Il faut donc reconsidérer tout cela. Il faut revoir également la posture adoptée par un grand nombre de régimes vis-à-vis de la religion. Lorsque la religion devient une chose superficielle et marginale, à laquelle on n’accorde pas grand intérêt, lorsque l’éducation islamique devient à l’école une discipline secondaire, dont le seul intérêt est de fournir une note, mais dont le contenu est insuffisant et non assimilé, à quoi doit-on s’attendre ? Quel genre d’individus ces programmes et ces méthodes d’enseignement vont-ils former ? Ils vont former des individus ignorant leur religion, et qui peuvent, en vertu de cette ignorance et des circonstances qui les entourent, être facilement influençables. Nous ne pouvons donc décemment pas faire porter toute la faute à ces jeunes, même si nous ne les déculpabilisons pas des crimes qu’ils commettent et qui sont contraires à la Loi de Dieu — Exalté soit-Il. Mais nous devons également comprendre qu’il y a un arrière-plan à ces comportements, qu’il est urgent de réformer.

Neuvième question :

Vous avez parlé d’une méthodologie de la prédication. Qui sont ceux qui sont habilités à sélectionner les prédicateurs ? Et comment cela peut-il se faire ?

Réponse :

C’est une question sensible que vous avez bien fait de poser. L’un des plus grands désastres que connaît le monde musulman depuis quelque temps — que Dieu nous délivre de tous les désastres — est que le choix des prédicateurs, des muftis et des éducateurs, n’est plus le fait des savants pratiquants qui constituent les maillons de la chaîne de transmission du savoir. Ce choix est désormais soumis à divers intérêts et conflits d’intérêts. Le politicien qui désire un bon orateur pour prévenir les gens dira d’amener untel. L’économiste qui désire faire la publicité d’une cassette dira d’amener untel. Le journaliste qui désire faire passer une idée dira d’amener untel.

Ainsi, le choix de l’intervenant est fait par des gens qui ne sont pas qualifiés pour le faire, car n’étant pas de sa spécialité. La sélection d’un journaliste par exemple doit se faire par des journalistes, c’est-à-dire par des spécialistes du domaine de qualification du candidat. Il n’appartient pas à des savants religieux de sélectionner un journaliste. De même, lorsqu’une personne a une qualification religieuse ou une qualification de prédicateur, alors, c’est aux savants qu’il revient de la sélectionner à tel ou tel poste. Jadis, c’étaient les savants qui indiquaient au dirigeant le mufti à choisir : « Untel est apte à être mufti, nommez-le mufti ; untel est apte à être juge, nous pensons qu’il en est digne et nous lui faisons confiance, nommez-le juge... »

Rendre cette compétence de choix des prédicateurs aux savants et aux éducateurs sincères sera extrêmement bénéfique.

Dixième question :

Je vous ai déjà entendu parler de la manière de vivre le souci de la mission de la prédication à Dieu. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Réponse :

Nous devons vivre le souci de cette mission dans le cadre de la compréhension de notre mission plus générale dans ce monde. Dieu — Exalté soit-Il — nous a créés pour que nous L’adorions au sens le plus général qui soit : « Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent. » [3] Dieu nous a confié le dépôt du vicariat de Dieu sur terre. Il s’agit d’un vicariat distingué qui exige de nous une attitude responsable envers le monde qui nous entoure : les animaux, les minéraux, les végétaux, les Musulmans, les non-Musulmans, etc. Cette servitude envers Dieu et ce vicariat qu’Il nous a confié nous rendent donc responsables de l’invitation du monde à se lier à Dieu — Exalté soit-Il.

Dieu nous a choisis pour être Musulmans. Mais il y a des non-Musulmans qui sont plus intelligents que nous, plus sérieux et plus intègres. En nous donnant la lumière de l’Islam, Dieu nous impose de remplir notre devoir à l’égard de cette religion et de partager ce bien avec autrui.

La deuxième chose, plus globale, c’est la relation de nos cœurs avec le Bienaimé — paix et bénédictions sur lui. Lorsque les lumières de la relation avec le Bienaimé Élu — paix et bénédictions sur lui — s’infiltrent et prennent de l’ardeur au sein de la Communauté, il en découle un renforcement du lien sentimental qui nous lie à notre Bienaimé. Ce lien permet au cœur de trouver sa joie dans ce en quoi le coeur de notre Bienaimé trouvait lui-même sa joie. Le cœur du Bienaimé trouvait sa joie auprès de son Seigneur. Son seul souci dans cette existence était d’inviter les hommes à cette guidance. À la mesure du degré de sincérité de notre amour pour le Bienaimé, sera notre motivation pour diffuser la lumière de cette religion dans le monde.

Onzième question :

J’ai déjà entendu Al-Habîb Al-Jifrî parler du « monde terrifié ». À quoi correspond ce monde ?

Réponse :

J’ai repris ce terme d’une expression que j’ai entendue de la bouche du Docteur Ahmad ʿUmar Hâshim, ancien doyen de l’Université Al-Azhar, dans l’émission « ʿÂlamiyyat Al-Islâm, L’Islam universel ». « Terrifié » vient du mot « terreur ». Le monde vit actuellement dans la panique, dans l’absence de sérénité et de bonheur. Nous voyons quotidiennement autour de nous l’oppression, l’injustice, la spoliation des droits humains, les famines, les guerres qui sont le résultat de la volonté invétérée de l’homme à réaliser ce qu’il croit être le bonheur. Lorsque l’homme se coupe de Dieu — Exalté soit-Il — et de la ligne de conduite tracée par la révélation et le message de l’Islam, lorsqu’il cesse d’être honnête avec lui-même, son âme commence alors à se rire de lui et à lui faire croire que le bonheur se trouve ici ou là, alors qu’en réalité, ces choses n’ont strictement aucun lien avec le bonheur. Lorsque l’homme parvient à atteindre ces choses, il est content, croyant avoir atteint le bonheur. Mais voilà qu’il se rend compte soudainement qu’il n’y avait pas de bonheur. Il se relance alors à la recherche de celui-ci, mais en vain. Sa quête n’est qu’une succession de débattements futiles. C’est ce qui se passe aujourd’hui dans le monde. La puissance injuste et tyrannique recherche le bonheur à travers la domination du monde, après l’avoir cherché en vain dans la licence morale, dans la richesse matérielle et dans les divers aspects de l’existence. Dans ces sociétés, le bonheur est limité, superficiel et s’évapore rapidement. Cet ébranlement social a fait perdre à la société sa sécurité. Les gens pensent que l’absence de sécurité ne concernent que nos pays. Mais en réalité, le monde entier en souffre.

Ce qu’il faut retenir, c’est qu’en perdant de vue la raison pour laquelle Dieu — Exalté soit-Il — a honoré l’être humain, ce dernier est parvenu à un stade de panique.

Dieu — Exalté soit-Il — dit : « Et quiconque se détourne de Mon Rappel mènera, certes, une vie de souffrances » [4]. Les hommes mènent aujourd’hui cette vie de souffrances. Même ceux qui terrifient l’humanité, qui possèdent les armes nucléaires et qui retournent le monde sens dessus dessous, qui, parmi eux, est aujourd’hui en sécurité ?

Le monde vit aujourd’hui dans la panique et la terreur. Et il ne lui sera possible de s’en sortir qu’à condition de rectifier le sens de sa relation avec Dieu — Exalté soit-Il.

Douzième question :

Les congrès rassemblant les savants musulmans ont-ils une quelconque utilité ?

Réponse :

Bien sûr, ne serait-ce que pour permettre aux savants de se rencontrer, de se connaître mutuellement, d’étudier leurs problèmes, même en marge du congrès. Cela est déjà amplement suffisant, sans compter les études qui sont présentées, les conceptions qui sont rectifiées, les problèmes qui sont analysés.

Les savants qui assistent à ces congrès sont tous des orateurs, des professeurs, ou des prédicateurs. Si ces gens-là ressortent de leurs congrès avec un minimum de bien, ce ne peut être que bénéfique pour leur public et leurs disciples.

P.-S.

Traduit de l’arabe du site Alhabibali.org.

Notes

[1Sourate 28, Al-Qasas, Le Récit, verset 56. NdT

[2Sourate 91, Ash-Shams, Le Soleil, versets 9 et 10. NdT.

[3Sourate 51, Adh-Dhâriyât, Les Éparpilleurs, verset 56.

[4Sourate 20, Tâ-Hâ, verset 124.

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