lundi 29 mars 2004
Le plus éminent des courants appelant au réveil et à la renaissance de la Tunisie était le mouvement réformateur de Khayr Ad-Dîn At-Tûnisî. Ce mouvement embrassait la religion et la politique, la civilisation et l’Islam. Il prônait le progrès technique, condition nécessaire pour détenir la force qui permettrait de résister à l’Occident. Khayr Ad-Dîn tenta d’appliquer les principes auxquels il appelait, lorsqu’il prit la tête du pouvoir en Tunisie. Le fruit de son labeur fut la publication de la première Constitution et l’instauration du premier Parlement dans tout le monde musulman. Khayr Ad-Dîn exposa ses idées réformatrices dans son célèbre ouvrage Aqwam Al-Masâlik (La Meilleure des Voies).
Cet appel à la réforme attira un grand nombre de penseurs et d’intellectuels. Certains, parmi eux, étaient des savants zaytûnites, à l’instar du Sheikh Sâlim Abû Hâjib ou de Muhammad Bayram Al-Khâmis. L’une des conséquences de cette mobilisation fut la création de l’Université Sâdiqite, qui enseignait aussi bien les sciences islamiques que les sciences modernes. C’est également à cette époque, en 1864, qu’on vit paraître le journal Ar-Râ’id At-Tûnisî, qui était le premier journal de tout le Maghreb. Cette tribune était dirigée par Muhammad As-Sunûsî, l’un des plus grands réformateurs de la Tunisie.
Muhammad As-Sûnûsî vit le jour le 18 septembre 1851 à Tunis, dans une famille de tous temps reconnue pour son savoir et sa science. Après l’excellente éducation que lui prodiguèrent ses parents, il rejoignit la Mosquée Az-Zaytûnah où il devint l’élève d’un grand nombre des figures les plus saillantes de la prestigieuse Mosquée-Université : Ahmad Ibn Al-Khawjah, ʿAlî Ibn Abî Al-Qâsim Al-ʿAfîf, Muhammad Bayram Al-Khâmis et Muhammad At-Tâhir An-Nayfar figurèrent parmi ses plus éminents professeurs.
Muhammad As-Sunûsî s’attacha tout particulièrement à deux nobles Sheikhs qui influencèrent profondément sa pensée tout au long de sa vie. Il s’agissait du Sheikh Mahmûd Qâbâdû et du Sheikh Sâlim Abû Hâjib. Ce fut par leur intermédiaire qu’il put faire la connaissance de grands réformateurs militaires et politiques, comme Khayr Ad-Dîn At-Tûnisî ou le Général Husayn. Après être devenu l’un des plus brillants diplômés de la Mosquée Az-Zaytûnah, Muhammad As-Sunûsî commença à y enseigner à partir de 1870.
Lorsque sa renommée grandit, il fut nommé par le Maréchal Muhammad As-Sâdiq, Bey de Tunis, à la fonction de précepteur du Prince Muhammad An-Nâsir Bey. Le Sheikh As-Sunûsî adopta avec son élève une méthode d’enseignement sérieuse alliant les anciennes traditions héritées aux exigences éducatives modernes. Il fut ensuite choisi par Muhammad Bayram Al-Khâmis pour l’aider dans les lourdes fonctions qui lui ont été assignées sous le gouvernement de Khayr Ad-Dîn At-Tûnisî. Muhammad As-Sunûsî fut ainsi appelé en 1874 à occuper le poste de Secrétaire Général de l’Association des Awqâf [1] dont Muhammad Bayram Al-Khâmis était le Président. Ce dernier désigna également Sheikh As-Sunûsî, en 1876, au poste de rédacteur-en-chef du journal Ar-Râ’id At-Tûnisî. Par ces deux fonctions qui lui furent conférées, Muhammad As-Sunûsî aida son Président dans la gestion des Awqâf, dans la rédaction des éditoriaux du journal, et dans la publication des livres à l’imprimerie officielle.
Muhammad As-Sunûsî continua à travailler dans ces deux institutions, même après la démission de Khayr Ad-Dîn At-Tûnisî de son ministère, et jusqu’à l’occupation française de la Tunisie en 1881, date à laquelle il fut démis de ses fonctions de rédacteur-en-chef du journal Ar-Râ’id. Il resta néanmoins à son poste à l’Association des Awqâf, qui commençait à devenir la proie des passions et de l’interventionnisme du protectorat français. Le Sheikh ne put supporter ce qui se passait et décida de quitter le pays.
Muhammad As-Sunûsî parvint à obtenir avec beaucoup de difficultés une autorisation pour partir au pèlerinage. Il se rendit alors en Italie en mai 1882 où il rejoignit le Général Husayn, aux aspirations réformatrices, qui l’accompagna dans la visite de nombreuses villes italiennes. Après quoi, il se dirigea vers Istanbul où il retrouva Khayr Ad-Dîn At-Tûnisî, nommé Premier Ministre de l’Empire ottoman par le Sultan ʿAbd Al-Hamîd. Muhammad As-Sunûsî s’installa chez Muhammad Bayram Al-Khâmis qui avait quitté la Tunisie après l’occupation française. Mais son séjour dans la capitale du Califat ne dura pas bien longtemps : il partit au Hijâz en septembre 1882 pour accomplir le pèlerinage à La Mecque. Il se réunit là-bas avec un certain nombre de savants, puis il regagna Damas où il rencontra l’Émir ʿAbd Al-Qâdir Al-Jazâ’irî, le chef de la résistance et du jihâd contre la France en Algérie, le 5 février 1883. As-Sunûsî veilla à consigner ses récits de voyage dans un livre qu’il appela Ar-Rihlat Al-Hijâziyyah (Le Voyage hijazien), et dans lequel il nota les observations qu’il avait faites en Italie sur les sciences et les inventions, dans lequel il se pencha sur des questions juridiques et éthiques comme celles ayant trait à l’avortement, au théâtre, aux courses de chevaux, au tir à l’arc, à la nourriture des Gens du Livre, en établissant des comparaisons entre le monde arabo-musulman et le monde occidentalo-chrétien. Il intégra également dans son livre les présentations de vingt-cinq des hommes les plus célèbres qu’il rencontra tout au long de son voyage : des hommes de lettres, des hommes de jurisprudence, des hommes d’État et des militaires.
A son retour en Tunisie, Muhammad As-Sunûsî reprit ses activités dans l’Association des Awqâf. Il s’engagea dans son travail avec les penseurs et les intellectuels, dont les mouvements avaient été entravés par l’instauration du Protectorat français qui s’enracina dans le pays. As-Sunûsî lisait avec beaucoup d’intérêt la revue Al-ʿUrwat Al-Wuthqâ, publiée à Paris par Jamâl Ad-Dîn Al-Afghânî et Muhammad ʿAbduh. D’ailleurs, de nombreuses correspondances eurent lieu entre As-Sunûsî et Muhammad ʿAbduh.
Il semblerait qu’As-Sunûsî ait fait partie des fondateurs de la branche tunisienne de l’Organisation Secrète Islamique, qu’on appelait alors l’Organisation d’Al-ʿUrwat Al-Wuthqâ, c’est-à-dire l’Organisation du Robuste Lien. Muhammad ʿAbduh visita Tunis le 6 décembre 1884. Il y fut accueilli chaleureusement par le Gouvernement et par l’élite intellectuelle et politique. De nombreuses fêtes furent organisées en son honneur et l’on saisit l’occasion de son séjour en Tunisie pour mener des discussions et des débats sur un grand nombre de questions religieuses et profanes ainsi que sur les aspirations au progrès et au développement. Ces discussions et ces débats étaient organisés au départ dans des clubs privés. Mais leur réputation devint telle qu’ils furent finalement ouverts au grand public.
Le 3 mars 1885, éclata à Tunis un mouvement de protestation contre les autorités françaises. Ce mouvement avait été provoqué par les mesures prises par les forces d’occupation, visant à changer le mode de vie de la capitale tunisienne et accablant la population par de nouveaux impôts. Ce mouvement se poursuivit pendant un mois entier, au cours duquel on organisa toutes sortes de rassemblements dans la Mosquée Az-Zaytûnah, ainsi que dans d’autres mosquées. On manifesta devant le Palais du Bey, Gouverneur de Tunis, et on distribua des tracts.
Les forces d’occupation parvinrent à contrôler la situation, en prenant des mesures répressives. Elles démirent As-Sunûsî de ses fonctions pour avoir participé à ce mouvement protestataire et l’éloignèrent vers la ville de Gabès. Son exil ne dura guère plus de trois mois : il rentra à la capitale après l’amnistie accordée par le Bey. Muhammad As-Sunûsî consigna les événements de ce mouvement dans son livre Khulâsat An-Nâzilah At-Tûnisiyyah (Conclusion de la Catastrophe tunisienne), rédigé en 1885, mais publié de manière posthume en 1976 par Muhammad As-Sâdiq Basîs.
Après son retour de l’exil en 1886, As-Sunûsî fut désigné Secrétaire Général du Conseil Immobilier Mixte. Il essaya de travailler pour sa patrie, à l’ombre de l’occupation, lorsqu’il constata le desserrement des rangs et l’effondrement moral qui avaient suivi le mouvement de protestation. Il occupa ensuite diverses fonctions judiciaires. Il participa à la fondation du journal Al-Hâdirah, qui venait s’ajouter au journal Ar-Râ’id, qui existait déjà. Il se rendit en France en 1889 pour visiter l’Exposition universelle qui se déroulait à Paris. As-Sunûsî décrivit ce voyage dans son livre Al-Istitlâʿât Al-Bârîsiyyah fî Maʿrid Sanat 1889 Mîlâdiyyah (Les Découvertes parisiennes présentées à l’Exposition de 1889). Il y consigna son admiration pour la civilisation moderne et y établit des comparaisons entre la situation de sous-développement et de pauvreté que vivait le monde musulman et la situation de progrès et d’épanouissement que vivaient les Occidentaux. Il analysa également les causes de ce fossé qui séparait les deux mondes. Il consigna en outre ce qu’il avait observé en France, au niveau des systèmes politiques et des institutions éducatives et culturelles. A chaque fois qu’il se penche dans son livre sur une chose qu’il avait observée et qui lui avait plu, il rappelle à son lecteur que la même chose existait chez les Musulmans lorsqu’ils étaient à l’apogée de leur civilisation. Lorsqu’il décrit par exemple la Bibliothèque Nationale de Paris, il ne manque pas de mettre en relief l’avidité avec laquelle les Califes musulmans rassemblaient les livres dans le passé, à l’instar d’Al-Ma’mûn à Bagdad ou des Califes omeyyades de Cordoue. Lorsqu’il évoque le souci constant de la France à vulgariser l’enseignement et à bâtir des écoles et des universités, il ne manque pas non plus d’insister sur le souci tout aussi permanent de l’Islam à répandre les connaissances et les sciences.
Après son retour de Paris, il fut la cible du courroux du Protectorat français, en raison de ses positions patriotiques. Puis il fut atteint d’une maladie incurable dont il ne put jamais guérir, jusqu’à sa mort qui survint le 17 novembre 1900.
L’influence de Muhammad As-Sunûsî est diverse. Elle comprend la littérature, le droit, l’histoire et la religion. Les charges qu’il dut assumer tout au long de sa vie ne l’empêchèrent pas d’écrire et de faire profiter la postérité de sa plume prolifique. Parmi ses ouvrages :
As-Sunûsî utilisa dans ses différentes productions deux sources principales. La première est sa propre culture qui alliait le crédible au rationnel : il s’aidait pour cela des livres des savants religieux. La seconde est la culture qu’il assimilait à travers ses lectures des journaux arabes et des revues égyptiennes qui parvenaient en Tunisie, et qui influencèrent un nombre conséquent de l’élite intellectuelle tunisienne.
Muhammad As-Sunûsî peut être compté au nombre des réformateurs du monde arabe, même s’il n’a pas eu un rôle aussi prépondérant que Khayr Ad-Dîn At-Tûnisî, Al-Afghânî ou Muhammad ʿAbduh. Il est impossible de négliger l’influence qu’il a exercée, en sa qualité d’habile prédicateur, ayant diffusé les conceptions de son temps relatives à l’éveil de l’Islam, ayant participé à la mise en garde des Musulmans pour qu’ils se réveillent de leur torpeur et se libèrent de la domination occidentale, et s’étant appuyé dans la diffusion de ses idées sur les articles de journal publiés dans Ar-Râ’id, articles remarquables par la précision de leur exposé et la logique de leur argumentation.
Traduit de l’arabe du site Islamonline.net.
[1] Les Awqâf sont l’ensemble des biens qui appartiennent à des insitutions religieuses.
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