lundi 11 juillet 2005
Nous avons sondé les objectifs de l’homme, et avons découvert qu’il a soif de satisfaire sa propre personne comme il veut, quand il veut et où il veut, sans chercher à connaître les conséquences néfastes de ses actes. Nous allons donc expliquer ce qu’est le plaisir, puis nous identifierons les objets du plaisir, avant d’examiner s’il peut exister un plaisir éternel dans ce monde physique.
Des opinions diverses et variées, émanant des philosophes comme des gens du commun, se sont exprimées pour définir le plaisir. Les plumes des écrivains et des poètes se sont lassées d’écrire à ce sujet sans parvenir à le cerner. Parmi cette multitude d’avis, nous n’en retiendrons que deux.
Le premier estime que le plaisir est l’appréhension, de la part de l’âme, de ce qui la satisfait et de ce qu’elle juge bon.
Le second dit que le plaisir est la mise à l’écart des souffrances naturelles ou contingentes.
Si nous critiquons les différentes opinions, sans rentrer dans leurs subtilités, nous ne douterons pas un seul instant que le plaisir est l’appréhension, de la part de l’âme, de ce qui la satisfait, comme le pensent les tenants du premier avis. Nous ne doutons pas non plus que ceux qui restreignent le plaisir à la seule mise à l’écart de la souffrance, n’ont pas suffisamment poussé leur réflexion comme il se doit lorsqu’il s’agit de définir telle ou telle notion. Ils ont ainsi analysé le fait de dormir, de manger ou de boire, tout autant de plaisirs correspondant à la satisfaction de besoins naturels, en restreignant au maximum le cercle des choses procurant du plaisir, au point qu’ils ont failli en exclure pratiquement tout.
Nous ne nions pas que la plupart des plaisirs sont indissociables d’une pointe de souffrance, tout du moins de la souffrance que l’on ressent lorsqu’on languit avant de pouvoir satisfaire son plaisir. Nous ne pouvons donc rejeter totalement le second avis. Néanmoins, nous savons qu’il existe des plaisirs qui viennent satisfaire l’être humain sans que celui-ci n’y ait auparavant songé. Il se peut d’ailleurs qu’un tel plaisir procure davantage de satisfaction que s’il était attendu ou espéré. Que penser alors d’une telle sensation ?
Les plaisirs se subdivisent naturellement en trois catégories : sensoriels, intellectuels et mixtes.
Cette subdivision s’opére en tenant aussi bien compte de la motivation du plaisir que de la manière dont il se réalise. Ainsi, si la motivation et la manière dont il se réalise sont liées aux sens, alors le plaisir sera dit sensoriel. Si la motivation et la manière dont il se réalise sont liées à l’intellect, alors le plaisir sera dit intellectuel. Si la motivation est liée à la raison, et si la manière dont il se réalise est liée aux sens, alors le plaisir sera dit mixte.
Les plaisirs sensoriels sont les plus cruciaux et leurs motivations sont bien déterminées. Lorsque cela est possible, il est aisé de les satisfaire. Une fois les sens repus, tout surplus de ces plaisirs sensoriels provoque de la douleur.
Quant aux plaisirs intellectuels, ils correspondent au mouvement de la pensée qui évolue dans les choses rationnelles auxquelles l’âme aspire, et à la sensation que l’on appréhende des vérités. Lorsqu’on appréhende ces vérités, on a le sentiment d’un bonheur inégalé. Ces plaisirs intellectuels sont à la portée de la raison : dès lors qu’elle pousse ses recherches, elle les expérimente de manière illimitée.
Si, en revanche, vous voulez d’un bonheur acquis au prix de grandes difficultés, alors concentrez-vous sur notre troisième catégorie de plaisirs, à savoir les plaisirs motivés par l’âme et qui sont traduits par le corps. Vous conviendrez alors qu’il est plus facile de vider l’océan avec une petite cuiller. Au niveau sentimental, ce genre de plaisirs est représenté par l’amour passionnel. Si l’âme s’accroche en effet à cet amour, elle rencontrera durant son parcours des désagréments tels qu’ils la dégoûteront du plaisir que cet amour est sensé lui procurer. Si les besoins de l’âme ne s’arrêtent à aucune limite, alors le pouvoir de l’illusion amoureuse étendra sur elle sa mainmise et lui inspirera le désir de fusion avec l’être aimé, le désir d’union et de satisfaction éternelles. Puis ce pouvoir l’abandonne en proie à de faux espoirs, nourris par un fol amour infini, et dont l’intensité ne diminue jamais. Une telle âme trouvera alors le moyen de traduire ce qu’elle ressent dans ce corps a priori capable, mais qui, en fin de compte, se révèle impuissant. Qu’est-ce que ce corps, persévérant mais confronté à des obstacles, aura réalisé pour une telle âme ? Et même si l’âme parvient à s’exprimer à travers ce corps, combien de fois pourra-t-elle le faire ? Nul doute que l’âme et le corps seront directement concernés dans ce cas par le vers de Abû At-Tayyib [1] :
Wa-idhâ kânat in-nufûsu kibâran *** Taʿibat fî murâdihâ al-ajsâmu
Si les âmes sont grandes, les corps se fatigueront à la réalisation de leur volonté.
Si nous évaluons ensuite la quantité de plaisirs qui ne font pas partie de la deuxième catégorie et que l’homme peut chercher à obtenir, nous remarquons qu’aucun des plaisirs sensoriels ne constitue un plaisir véritable, même si le contraire est établi dans l’esprit de la plupart des gens. Car ces plaisirs — en plus d’être limités par des considérations religieuses, sanitaires, coutumières et financières — sont limités par leur assouvissement.
Puis que se passe-t-il une fois que ces plaisirs sont assouvis ? Quand on mange davantage, on vomit ; quand on boit davantage, on gonfle ; quand on câline davantage, on en pâtit ; bref, quand on veut plus de plaisirs que ce que permet la limite de l’assouvissement, on est réduit à l’impuissance. Néanmoins, il existe des gens qui veulent ignorer tout cela, qui n’ont d’yeux que pour les instants où ils satisfont leurs plaisirs et qui affirment que l’homme vit dans le moment présent sans réfléchir au moment suivant. À ces gens, nous répondons : Regardez-vous pendant que vous prétendez ressentir présentement du plaisir, délivrez-vous des illusions qui ont pris possession de vos esprits. Vous vous rendrez compte que dans tous vos plaisirs, vous avez besoin de l’aide d’un tiers pour pouvoir les satisfaire, même si vous êtes vous-mêmes incapables de préparer les causes nécessaires à leur réalisation. Imaginez seulement que vous perdiez l’une de ces causes ou que telle autre vous soit retirée, imaginez au moins que ce plaisir peut prendre fin et vous quitter. Comment vous sentiriez-vous alors ? Ne vous sentiriez-vous pas dans cet état décrit par le poète :
Fa-abkî in na’aw shawqan ilayhim *** Wa abkî in danaw khawf al-firâqi
Je pleure, s’ils s’éloignent, car ils vont me manquer, et je pleure, s’ils s’approchent, de crainte qu’ils ne me quittent ?
On relate qu’An-Nâsir Li-Dîn Allâh, Roi de Cordoue, écrivit de sa propre main que tout au long des cinquante années que durèrent son règne et son pouvoir incontesté sur cette terre bénie, seules quelques heures furent pour lui des moments de bonheur. Mises bout à bout, ces quelques heures donnèrent l’équivalent de quatorze journées de bonheur. C’est pour cette raison que les philosophes stoïciens enseignent que le monde est fait de souffrances et d’épreuves.
N’y prête pas attention, disent-ils, et tourne-toi vers les plaisirs spirituels et vers les perfections intellectuelles. Tu découvriras que, lorsque l’homme en ressent quelque plaisir, il n’a plus aucune limite à laquelle il devrait s’arrêter. Il est sans cesse et éternellement heureux des connaissances qu’il a apprises et des vertus qu’il a acquises.
Telle est la position du sage qui s’inspecte continuellement dans le but d’acquérir de nouveaux savoirs, qui observe le monde dans le but d’en tirer des leçons, qui possède toutes les richesses du monde en étant heureux de son sort favorable sans être ébranlé dans ses principes, qui perd tout dans ce monde en étant heureux car il sait que le sort peut être défavorable. Lorsqu’il dort la nuit, il épie le lever du jour afin de reprendre le plaisir qu’il éprouve dans la réflexion, et que le sommeil a interrompue. S’il tente une chose et parvient à la réaliser, il ressent toujours son plaisir. Et si cette chose ne se réalise pas, il aura au moins acquis la connaissance d’un chemin qui ne mène pas vers cette chose. Lorsqu’il subit quelque préjudice, il le relativise en mettant l’accent sur l’intérêt de l’expérience qu’il vient de connaître. Le regard que pose le savant sur l’érudit, un regard empreint de bonheur à l’égard du savoir qu’il en tire, est semblable au regard que pose le naïf sur l’ignorant. Le naïf apprend en effet de l’ignorant, ou tout du moins, il en tire des enseignements par contraposée. Que d’erreurs ont en effet mené à des choses justes !
Par conséquent, le sage n’est jamais de mauvaise humeur puisqu’il est toujours heureux. La raison de cet état est qu’il connaît la réalité de toute chose. Car cette vie terrestre, aussi verte et douce qu’elle puisse être, laisse toujours place à un arrière-goût futile ou amer à ceux qui veulent cueillir ses fruits. Ainsi, il n’existe pas dans la vie terrestre de bonheur égal à lui-même. Tous les profits qu’elle apporte ou presque sont accompagnés de conséquences préjudiciables.
Il faut que cela devienne une ligne à suivre pour la secte des philosophes épicuriens [2], qui considèrent que le monde est entièrement fait de plaisirs. Le fondateur de cette doctrine n’ignore pas en effet que les souffrances de ce monde sont nombreuses pour qui n’est pas un sage. Pourtant, il a voulu se satisfaire autant qu’il lui est possible des plaisirs mondains.
Dans la définition de ses vertus morales, la Législation de l’Islam est revenue à la sagesse naturelle et primordiale. C’est pour cette raison que l’état du croyant est éminemment semblable à l’état du sage. La religion lui ordonne en effet de prendre de ce bas-monde ce qu’il désire parmi les choses licites, et de ne pas se plaindre lorsqu’il perd ses avantages matériels. À travers cette éducation qu’a enracinée de manière définitive la croyance à la prédestination, nous avons été épargnés des maux qui résultent des souffrances et qui frappent les autres nations, comme le suicide, la démence, etc. Dieu — Exalté soit-Il — dit : « Et n’oublie pas ta part en cette vie » [3].
Si l’âme est encline, quoiqu’il arrive, à la satisfaction de ses plaisirs, alors l’homme raisonnable est celui qui ne permet pas à son âme de satisfaire ses plaisirs sensoriels. La raison peut même pousser la réflexion sur le plaisir et ses conséquences jusqu’à conclure que le plaisir doit être maté : elle le mate avant qu’il ne la mate. C’est là un merveilleux principe de la sagesse, que le Philosophe des Poètes Abû Al-ʿAlâ’ Al-Maʿarrî a commenté dans ce vers :
Dahiknâ wa kâna ad-dahiku minnâ safâhatan *** Wa huqqa li-sukkân il-basîtati an yabkû
Nous avons ri, alors que le rire a été de notre part une idiotie, car les habitants de cette terre auront mieux fait de pleurer.
Tout comme tu te refuses toi-même à t’adonner à certains plaisirs alors que d’autres les recherchent, tout comme tu constates toi-même une différence entre les plaisirs de l’enfance et ceux de l’âge adulte par exemple, de la même manière, tu ne peux douter que si la sagesse illumine une catégorie de gens, elle ôte tout fantasme de leurs cœurs, si bien qu’ils considèrent que cette vie est un monde de bassesses et de vanité. Tout comme tu considères aujourd’hui que danser avec des enfants ou jouer au ballon n’est que pure folie, alors qu’auparavant, c’étaient là tes seules et uniques occupations, de même, les sages sont les bienheureux pour qui la tristesse et la joie se valent. Ils vivent ainsi avec des cœurs comblés par l’appréhension des vérités, cette appréhension qui fait l’objet de la quête de l’homme raisonnable. Ceci a échappé à Abû At-Tayyib qui dit :
Tasf ul-hayâtu li-jâhilin aw ghâfilin *** ʿAmmâ madâ fîhâ wa mâ yutawaqqaʿu
Wa liman yughâlitu fil-haqâ’iqi nafsahu *** Wa yasûmuhâ talab al-muhâli fatatmaʿu
La vie se présente agréablement pour l’ignorant ou l’insouciant qui ne sait rien du passé ou des prédictions à venir.
Quant à celui qui se cache la vérité et qui se condamne à vouloir l’impossible, la vie ne lui fera pas de cadeaux.
La complainte des gens vis-à-vis du sort défavorable que leur réserve le temps m’a rappelé une de ses règles immuables : le temps échappe à ceux qui ne l’estiment pas à sa juste valeur, ou qui ne profitent pas de lui ; il fuit devant ceux qui sont dénués de raison ou de vertu morale. Le sage ne saurait permettre au temps de réaliser ses objectifs et ses espoirs, car la vie toute entière lui semble vaine et frivole, à moins qu’il ne dévie de son chemin, auquel cas, il perdrait de vue les objectifs que s’est fixé le temps. Tout comme les objets inanimés obtiennent de manière fortuite ce que des années de labeur ne permettent pas d’obtenir, tout comme le verre reçoit des bouches ce que les propriétaires de châteaux et de palais peinent en vain à recevoir, de même, il n’y a pas lieu de s’étonner que celui qui tend vers l’état des objets inanimés verra le monde venir à lui sans effort. La vie d’ici-bas ne se soumet qu’à ceux qui la dédaignent, et elle ne fait que s’approcher de ceux dont elle se rit.
Traduit de l’arabe d’un article de Sheikh Muhammad At-Tâhir Ibn ʿÂshûr, paru dans la revue As-Saʿâdah Al-ʿUdhmâ et publié en ligne sur le site Toislam.net.
[1] Abû At-Tayyib, Ahmad Ibn Al-Husayn Al-Mutanabbî, un poète arabe classique du IVème siècle de l’hégire. NdT.
[2] Ce sont les disciples du philosophe grec Épicure, né en 341 av. J.-C. et mort en 270 av. J.-C., selon lequel le monde a été créé pour le bonheur. Épicure s’était installé avec ses élèves dans une école située dans un grand jardin. Il les exerçait à la gymnastique, à la promenade et à l’alimentation saine et simple, qui ne provoque pas de maux. Il considère que l’homme doit profiter autant qu’il le peut des plaisirs mondains et ne jamais céder à la tristesse. Nul doute que cela ne saurait avoir lieu sans le fondement moral que nous avons développé. Tout ce que veut Épicure, c’est amasser davantage de plaisirs en négligeant ce fondement. Il recherche ainsi ce que le temps ne permet pas d’obtenir.
[3] Sourate 28, Al-Qasas, Le Récit, verset 77.
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