mercredi 9 avril 2003
Le milieu du fiqh [1], de la fatwa, de l’éducation de la communauté et le conseil aux autorités ne saurait accepter en son sein des gens inexpérimentés à qui le dynamisme et la compréhension font gravement défaut. Il ne saurait accueillir des usurpateurs qui savent démolir mais sont incapables de construire. Nous disons cela afin d’attirer l’attention sur une caractéristique saillante de notre culture ancienne, à savoir que le travail des juristes [2] a complété celui des traditionnistes [3], l’a mis au point, l’a ordonné et a facilité son exploitation. Par conséquent, le fiqh s’est trouvé à la tête de notre civilisation législative dans la majorité des époques...
L’étude des traditions permet de comprendre combien le travail des juristes est incontournable et combien l’accès direct à la sunnah est difficile pour la masse et pour les gens dotés d’une vision restreinte. Il y a en effet des affaires où les traditions s’opposent et d’autres où l’on ne peut trancher sur la base d’une tradition singulière...
Mâlik relate : "On me rapporta que ʿAbd Ar-Rahmân Ibn ʿAwf - qu’Allâh l’agrée - avait loué une terre dont il garda le bail jusqu’à son décès. Son fils dit : ’Cette terre est restée si longtemps entre ses mains que je pensais qu’elle nous appartenait. Cependant, il nous en a parlé avant sa mort nous demandant de payer un versement du loyer dont il était encore redevable, en or ou en argent...’". Ce récit autorise la location de la terre pour la cultiver.
Les deux Sheikhs [4] rapportent qu’Ibn ʿAbbâs dit : "Le Messager de Dieu se rendit sur une terre luxuriante. Il s’enquit : ’A qui appartient-elle ?’ On lui répondit : ’Untel la loue.’ Il dit alors : ’Il serait meilleur pour lui de la lui donner au lieu de la louer pour un loyer prédéterminé...’"
Dans une variante, selon Râfiʿ Ibn Khudayj : "Le Messager de Dieu - paix et bénédictions sur lui - me demanda : ’Comment faites-vous avec vos champs ?’
- Nous les louons au quart et à la cargaison pour les dattes et pour l’orge, répondis-je.
- Ne faites pas cela, dit-il. Cultivez-les vous-mêmes ou faites-les cultiver - c’est-à-dire donnez-les à autrui - ou gardez-les (sans culture).
- A tes ordres !, répondis-je."
Les juristes ont discuté de ces narrations, certains refusant la location dans les contextes appelant la solidarité et l’entraide, et l’acceptant dans les circonstances normales, d’autres l’interdisant en cas de duperie et d’abus, d’autres interdisant le bail à complant, d’autres l’autorisant, chacune des parties accordant la prééminence à certains textes par rapport à d’autres pour une raison donnée. Bref, les détails de cette question dépassent le cadre de notre propos.
Avant de procéder à d’autres exemples, soulignons néanmoins que tout ce qui touche aux croyances, aux cultes principaux, et les sunan [5] scientifiques, nous provient sur la base d’une large transmission concordante et indiscutable. Soulignons également que les fondements de la religion, les piliers de la dévotion ainsi que les règles de conduite ne souffrent d’aucune ambiguïté ni désaccord. Les divergences ne concernent que des questions secondaires que seuls des gens mentalement déficients amplifieraient.
Quelle valeur accorder au fait de boire debout ou assis ?! Diverses narrations traitent de cette question... ! Les cinq, à l’exception d’Abû Dâwûd - rapportent de manière authentique qu’Ibn ʿAbbâs - qu’Allâh l’agrée - dit : "Je tendis au Messager de Dieu de l’eau de Zamzam. Il la but debout." Ibn ʿOmar - qu’Allâh l’agrée - dit : "Du temps du Messager de Dieu, nous mangions en marchant et nous buvions debout.", hadith rapporté par At-Tirmidhî qui le jugea authentique. Selon Mâlik, on lui rapporta que ʿOmar, ʿUthmân, et ʿAlî buvaient debout.
Il apparaît d’après ces traditions qu’il est permis de boire debout. Cependant, Muslim rapporte d’après Anas Ibn Mâlik : "Le Messager de Dieu a interdit de boire debout." . Il rapporte même d’après Abû Hurayrah que le Messager de Dieu dit : "Que nul ne boive debout ! En cas d’oubli, qu’il se fasse vomir..." !!
Les juristes pensent qu’il est permis de boire debout mais qu’il est préférable d’être assis sans toutefois considérer qu’il soit illicite de le faire debout. Personnellement, je pense que ce sont les circonstances où l’on se trouve qui dictent notre façon de boire. Il n’y a aucun mérite à boire assis ni aucun crime à le faire debout, même si certaines personnes oisives essayent de faire une affaire de si peu de choses et de susciter de longs débats autour de la question !!
Parmi les narrations discutées par une chaîne de radio récemment, il en est une qui traite des choses qui interrompent la prière. Or, dans notre enfance, nous avions appris que rien ne pouvait interrompre la prière et que le passage d’un humain ou d’un animal devant l’orant n’invalide pas sa prière. Les six, à l’exception d’At-Tirmidhî, rapportent à ce sujet que ʿAïshah - qu’Allâh l’agrée - dit : "Le Messager de Dieu - paix et bénédictions sur lui - priait la nuit alors que j’étais allongée entre lui et la qiblah [6] à la façon d’un cercueil. Puis, quand il s’apprêtait à prier al-witr [7], il me réveillait pour l’accomplir..."
Abû Dâwûd et An-Nasâ’î rapportent qu’Al-Fadl Ibn ʿAbbâs - qu’Allâh les agrée tous deux - dit : "Le Prophète - paix et bénédictions sur lui - nous rendit visite dans une vallée qui nous appartenait. Nous y avions une chienne et une ânesse. [Le Prophète] nous guida pour la prière d’Al-ʿAsr alors que ces dernières étaient devant lui sans qu’on ne les chasse ni ne les éloigne."
Il apparaît d’après ces narrations que la prière reste valide dans les circonstances indiquées. Néanmoins, Muslim rapporte que la prière sans écran est interrompue par le chien noir, la femme et l’âne, et que le chien noir était un démon ! ʿAïshah s’indigna de ces paroles, s’en étonna et fournit les preuves du contraire. La majorité des Imâms affirment que rien n’interrompt la prière, passant outre cette narration. Certains en tinrent compte et fondèrent leur opinion sur elle. L’un d’eux me dit : "Aïshah n’était pas de passage devant l’orant pour que cela coupe sa prière." Riant, je répondis : "Le passage de la femme devant l’orant annulerait sa prière alors que si elle s’allongeait devant lui cela resterait sans conséquence !"
Toujours est-il que cette affaire est beaucoup trop maigre à mon avis pour justifier un conflit... En revanche, je refuse que l’un des détracteurs des sciences naturelles s’en serve comme prétexte pour mettre en doute leurs conclusions, affirmant que le chien noir est un démon et non pas un chien comme tous les autres membres de son espèce ! Je demande : "Un hadîth, délaissé par la majorité des juristes, qu’Al-Bukharî n’a pas rapporté en traitant ce chapitre, nous pousserait-il à un conflit avec la science au nom de l’islam et des musulmans ?"
Ce sectarisme étonnant vis-à-vis de questions secondaires n’atteint pas souvent de telles extravagances. Il caractérise néanmoins la voie que suivent certains de ceux qui se préoccupent des hadîths des âhâd. [8]
Un autre exemple de narrations contradictoires concerne la manière d’uriner. À ce sujet, certaines narrations rapportent qu’il est permis de le faire debout, d’autres l’interdisent. On rapporte ainsi d’après Ibn Masʿûd : "Uriner debout fait partie des mauvaises manières." Je dis que cela dépend des conditions qui entourent chacun et qu’il y a de la marge dans cette question. En revanche, ce qui est inquiétant c’est de voir certains dont la connaissance se limite à quelques bribes de traditions à laquelle ils attachent la plus haute importance et ignorant les autres traditions attenantes. Puis, ceux-là se permettent de parler au nom de l’islam inconsidérément et sans science aucune.
L’un de ces gens cita le hadîth "Tout ce qui descend en dessous de la cheville est en Enfer" puis statua que des milliers indénombrables de serviteurs de Dieu allaient croupir en Enfer ! Je lui dis : "Laisser traîner sa tunique par vanité est un mauvais comportement et cela était du temps de la jâhiliyyah une marque de richesse et de puissance. L’histoire du prince Al-Jibillah Ibn Al-Ayham à ce sujet est très connue. Quant à faire en sorte que les vêtements atteignent les chevilles ou les dépassent légèrement pour couvrir le corps et l’embellir sans vanité, cela n’envoie pas l’individu en Enfer !" Mon interlocuteur refusa d’écouter mon explication et me compta parmi les savants du mal qui bravent la Sunnah !
Je le regardai dans sa tunique étriquée, imbu de lui-même et lui dis : "Si la vanité n’est autre que le refus de la vérité et le mépris des gens - selon la définition donnée par le noble Envoyé - , alors vous êtes bel et bien vaniteux quand bien même votre tunique ne vous arriverait qu’aux genoux !!"
Je vis également un groupe de cette trempe envahir les assemblées et rappeler le hadith selon lequel le père du Messager - paix et bénédictions sur lui - était en Enfer. J’éprouvai du dégoût face à leur insolence et leurs mauvaises manières ! Ils m’interpellèrent : "On dirait que tu t’opposes à notre propos." Je dis, moqueur : "Il y a un hadîth qui dit : ’Nous ne châtierions point avant d’avoir envoyé un Messager’ (Sourate 16, Al-Isrâ’, Le Voyage Nocturne, verset 15) Faîtes votre choix !" Le plus intelligent parmi eux dit après un instant de réflexion : "Il s’agit d’un verset et non d’un hadîth." J’acquiesçai : "Oui, j’en ai fait un hadîth afin que vous vous y intéressiez, car vous connaissez rarement le Livre !!" Il dit : "Il y avait des messages prophétiques avant l’avènement de l’islam et les Arabes faisaient partie du peuple d’Abraham et pratiquaient sa religion." Je répondis : "Les Arabes n’étaient ni du peuple de Noë ni du peuple d’Abraham. D’ailleurs, le Très Haut dit au sujet du peuple à qui le seigneur des prophètes a été envoyé : ’Nous ne leur avons pas donné de livres à étudier. Et Nous ne leur avons envoyé avant toi aucun avertisseur.’ (Sourate 34, Saba’, verset 44)" Et IL dit à son dernier Prophète : ’Et tu n’étais pas au flanc du Mont Toûr quand Nous avons appelé. Mais (tu es venu comme) une miséricorde de ton Seigneur, pour avertir un peuple à qui nul avertisseur avant toi n’est venu, afin qu’ils se souviennent.’
Tous les messages antérieurs étaient limités dans le temps ; Abraham, Moïse et Jésus étaient envoyés à des peuples en particulier ! Les juristes ont développé des arguments montrant que les parents du Prophètes n’étaient pas en Enfer, récusant ainsi vos propos... Vous embarrassez la conscience islamique et ne lui accordez aucun répit. On relate par exemple que Dieu ressuscita les nobles parents du Prophète afin qu’ils croient en leur fils. La chaîne de transmission fait défaut à cette narration tout comme la science fait défaut à la vôtre et je ne comprends pas pourquoi vous vous attachez tant à supplicier les parents du meilleur homme qui soit ! Certaines narrations s’opposent en apparence et c’est là qu’intervient le rôle des savants de la jurisprudence et des traditions pour les concilier et favoriser les unes par rapport aux autres. Il arrive que la chaîne de transmission soit authentique mais que l’énoncé ne le soit pas. Il est également possible que la chaîne de transmission et le contenu soient tous deux authentiques mais une divergence apparaît au niveau du sens voulu. Ceci est un vaste domaine d’étude dont sont issues l’école traditionniste [9] et l’école interprétative [10]. La première se rapproche de l’école dhâhirite [11] malgré de nombreuses différences. La seconde a un champ d’action plus étendu et une vision plus large des sagesses sous-jacentes et des finalités. Les deux écoles sont vouées au bien par la volonté de Dieu.
Lorsqu’un texte authentique contredit plus authentique que lui, il est qualifié de shadh et il est refusé. Lorsqu’une tradition faible contredit une tradition authentique, elle est dite délaissée (matrûk) ou récusée (munkar). Il m’a été donné de connaitre des gens qui fondent bon nombre de leurs comportements sur des traditions délaissées et récusées, au nom de la sunnah, alors que la sunnah est victime de ces ignorants...
Traduit de l’arabe du site ghazaly.net. La version originale est consultable sur archive.org.
[1] jurisprudence islamique
[2] Al-Fuqahâ’ : les juristes, les savants spécialiste du fiqh.
[3] Al-Muhaddithûn : les traditionnistes, savants spécialistes du Hadîth.
[4] Al-Bukhârî et Muslim
[5] Sunan, pluriel de sunnah.
[6] La qiblah désigne la direction de la Mecque, direction vers laquelle les musulmans se tournent pendant leurs prières.
[7] al-witr, prière surérogatoire impaire qui clôt les prières de la journée. Il s’agit d’une sunnah confirmée. On dit aussi bien witr que watr.
[8] Dans la terminologie du hadîth, ahâdîth al-âhâd désignent les narrations transmises via un nombre très limité de chaînes de garants. Ils se subdivisent en gharîb (singulier, transmis par un seul narrateur), ʿazîz (rare, transmis par deux narrateurs) et mashhour (notoire, transmis par trois narrateurs). Cette classification ne préjuge en rien de la recevabilité du hadîth qui peut dépendre d’autres facteurs.
[9] madrasat al-athar.
[10] madrasat ar-ra’y.
[11] L’école dhâhirite : l’école littéraliste, qui s’arrête toujours au sens apparent des textes.
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