lundi 21 avril 2003
La shariah consacra tous ces droits aux non-musulmans et leur assura toutes ces libertés, ajoutant à cela la recommandation ferme d’être bienfaisant à leur égard et de vivre avec eux en toute bonté. Mais qui est le garant de la mise en oeuvre de ces droits et de la réalisation de ces recommandations, surtout lorsque l’on garde à l’esprit que la différence de religion fait souvent obstacle à cet objectif ? Ceci est vrai pour ce qui est des constitutions terrestres et des lois humaines qui stipulent l’égalité entre les citoyens en droits et en devoirs. Puis, par la force des passions et des sectarismes, elles demeurent inscrites sur le papier sans être suivies d’effet car le peuple ne leur accorde aucune sacralité et ne croit pas en son âme et conscience qu’il est obligé de s’y soumettre et d’obéir à leurs décisions.
La législation islamique, quant à elle, est la legislation de Dieu et une loi céleste qui n’admet aucune altération et ne comporte aucune injustice. La foi ne s’accomplit que par son acceptation et la conformité avec elle. Le Très-Haut dit : "Il n’appartient pas à un croyant ni à une croyante, une fois qu’Allah et Son messager ont décidé d’une chose d’avoir encore le choix dans leur façon d’agir. [...]" (Sourate 33, Al-Ahzâb, Les Coalisés, verset 36) Aussi tout musulman, attaché à sa religion, est-il très attentif à l’exécution de ses commandements et à la réalisation de ses recommandations, visant l’agrément de son Seigneur et Sa rétribution. Rien ne saurait l’en détourner, ni les liens de parenté et d’amitié, ni l’inimité et la haine. Le Très-Haut dit : "Ô les croyants ! Observez strictement la justice et soyez des témoins (véridiques) comme Allah l’ordonne, fût-ce contre vous-mêmes, contre vos père et mère ou proches parents. [...]" (Sourate 4, An-Nisâ’, Les Femmes, verset 135) Il dit aussi - Glorifié soit-Il - : "Ô les croyants ! Soyez stricts (dans vos devoirs) envers Allah et (soyez) des témoins équitables. Et que la haine pour un peuple ne vous incite pas à être injustes. Pratiquez l’équité : cela est plus proche de la piété. Et craignez Allah. Car Allah est certes Parfaitement Connaisseur de ce que vous faites." (Sourate 5, Al-Mâ’idah, La Table Servie, verset 8)
La société musulmane est solidaire dans sa responsabilité vis-à-vis de la mise en oeuvre de la sharîʿah et de l’application de ses décrets dans tous les domaines, y compris ceux qui concernent les non-musulmans. Si certains individus manquent à leurs devoirs, dévient, commettent une injustice ou outrepassent leurs limites, ils trouveront dans la société musulmane des gens pour les ramener à l’équité, leur enjoignant les bons us et réprouvant ce qui est condamnable, des gens qui se rangent du côté de l’opprimé quand bien même il serait d’une religion différente de la leur. Tout ceci peut arriver avant même que le dhimmi ne se plaigne. Mais il peut également porter plainte à cause de l’injustice qu’il a subie et trouver une oreille pour l’écouter et lui faire justice quel que soit son prestige ou son rang parmi le commun des mortels.
Il peut, par exemple, se plaindre auprès du gouverneur local et trouver auprès de lui la justice et la protection. A défaut, il peut adresser sa plainte plus haut dans la hiérarchie et en arriver, s’il le faut, jusqu’au calife, le prince des croyants en personne, pour enfin trouver auprès de lui l’assurance et la sécurité. Même si la partie adverse est le calife lui-même, il trouvera la garantie auprès de la justice souveraine et indépendante, qui a le droit de faire comparaître tout accusé quel qu’il soit, fût-il le chef de l’état !
Il est une garantie supplémentaire : celle des juristes, qui orientent l’opinion publique et sont les garants de la sharîʿah. Une garantie encore plus globale et générale réside en la conscience islamique forgée par la croyance, l’éducation et les valeurs islamiques. L’histoire de l’islam regorge d’événements illustrant l’engagement de la société islamique à protéger les dhimmis de toute injustice menaçant leurs droits reconnus, leurs biens et leurs personnes, ou leurs libertés consacrées. Lorsqu’un musulman commet un forfait contre un dhimmi, le gouverneur de la région a vite fait de lui rendre justice et de lever l’injustice subie aussitôt qu’une plainte aura été déposée, ou qu’il aura pris connaissance de l’affaire par quelque moyen que ce soit.
Ainsi, un moine chrétien d’Égypte se plaignit au gouverneur Ahmad Ibn Tûlûn au sujet de l’un de ses lieutenants qui l’avait opprimé et lui avait extorqué une somme d’argent indûment. Ibn Tûlûn fit venir le lieutenant, le blâma, le châtia et restitua la somme d’argent au moine. Il lui dit alors : "Si tu lui réclamais plusieurs fois cette somme en guise de dédommagement, je te l’accorderais." Puis, il déclara sa porte ouverte à tout dhimmi opprimé, quand bien même l’accusation mettrait en cause un haut gradé de l’armée ou un haut fonctionnaire de l’état.
Si l’injustice émane du gouverneur lui-même, de l’un de ses proches ou de sa cour, alors c’est l’imâm des musulmans, le calife en personne qui se charge de le sanctionner et de restituer à l’opprimé ce qui lui revient de droit. L’exemple le plus connu dans ce domaine concerne l’histoire d’un copte avec le gouverneur d’Égypte ʿAmr Ibn Al-ʿÂs. Le fils de ce dernier avait en effet frappé le fils d’un copte de son fouet lui disant : "Je suis le fils des nobles !" Le copte se rendit aussitôt à Médine et se plaignit au Prince des Croyants ʿOmar Ibn Al-Khattâb. Le calife ʿOmar convoqua ʿAmr Ibn Al-ʿÂs et son fils. Il donna un fouet au fils du copte lui disant : "Frappe le fils des nobles." Lorsqu’il finit de le frapper, ʿOmar se tourna vers lui disant : "Frappe aussi la calvitie de ʿAmr car c’est par son pouvoir qu’il (son fils) t’a frappé." Le copte refusa : "J’ai frappé celui qui m’a frappé." ʿOmar se tourna alors vers ʿAmr et lui dit sa phrase désormais célèbre : "Ô ʿAmr, quand est-ce que vous avez réduit les gens à l’esclavage alors que leurs mères les ont mis au monde libres ?"
Il convient de noter dans ce récit que les gens ressentaient leur dignité et leur humanité sous le règne de l’islam au point qu’un coup reçu injustement suscitait la désapprobation et le ressentiment. Ce genre d’affaires, et d’autres plus graves, se produisait des milliers de fois à l’époque byzantine sans que personne ne s’en émeuve. Mais, sous l’autorité de l’état islamique, les gens ont retrouvé leur dignité si bien qu’ils pouvaient se donner la peine de faire un long voyage de l’Égypte jusqu’à Médine avec la certitude que leur droit ne sera pas perdu et que leur plainte trouvera une oreille attentive.
A supposer que l’affaire du dhimmi n’arrive pas jusqu’au calife, ou que le calife lui-même soit de la même trempe que son gouverneur injuste, alors la conscience islamique, personnifiée par les juristes musulmans et par l’ensemble des croyants, se range du côté du dhimmi opprimé et le soutient. Parmi les exemples saillants illustrant ce fait, on cite la prise de position de l’imâm Al-Awzâʿî face au gouverneur abbasside de son temps. Ce dernier exila un groupe de dhimmis du Mont Liban pour la rebellion d’une partie d’entre eux contre son percepteur. Le gouverneur en question, Sâlih Ibn ʿAlî Ibn ʿAbdillâh Ibn ʿAbbâs, était un proche du calife et faisait partie de sa cour. Al-Awzâʿî lui écrivit une longue lettre dont : "De quel droit infligez-vous une punition collective pour le forfait de quelques individus au point de les chasser de leurs demeures et de leurs biens alors que le verdict de Dieu stipule que ’Nulle âme ne sera châtiée pour le forfait d’une autre’ ? (Sourate 53, An-Najm, l’Étoile, verset 38) Telle est la justice que l’on devrait recommander et que l’on ne saurait outrepasser. Le meilleur conseil que tu devrais recevoir est d’honorer et de préserver le testament du Messager de Dieu - paix et bénédictions sur lui - : ’Celui qui commet une injustice contre un dhimmi ou le charge d’un fardeau au-dessus de sa capacité, je serai son adversaire’..." Puis, il dit dans sa lettre : "Ce ne sont pas des esclaves afin que tu les transfères d’une contrée à une autre. Ce sont des gens libres parmi les gens de la dhimmah." (conférer Futûh Al-Buldân d’Al-Balâdhurî, p. 222, et Al-Amwâl d’Abû ʿUbayd, p. 170-171)
L’histoire des musulmans n’enregistra point d’injustice envers les dhimmis qui durât longtemps. L’opinion publique, appuyée par les juristes, s’opposait toujours aux injustes et aux déviants ; la justice était alors rapidement rétablie. Al-Walîd Ibn ʿAbd Al-Malik confisqua l’église "Yûhannâ" et l’annexa à la mosquée de Damas. Lors de l’avènement du califat de ʿOmar Ibn ʿAbd Al-ʿAzîz, les chrétiens se plaignirent de ce qu’avait fait Al-Walîd de leur église. ʿOmar ordonna à son gouverneur de leur rendre la partie qui avait servi à agrandir la mosquée ; cependant, ils convinrent avec le gouverneur d’une compensation qui les satisfasse. (Futûh Al-Buldân, pp. 171-172) L’histoire de cette église selon le récit d’Al-Balâdhurî est que les califes omeyyades du temps de Muʿâwiyah, puis de ʿAbd Al-Malik, proposèrent un marché aux chrétiens afin d’agrandir la mosquée des omeyyades mais ces derniers refusèrent. A l’époque d’Al-Walîd, celui-ci les rassembla et leur proposa une forte somme d’argent en contrepartie du terrain de l’église, mais ils refusèrent de nouveau. Il dit alors : "Si vous vous obstinez plus longtemps, je la démolirai." On lui répondit : "Ô Prince des Croyants, celui qui démolit une église est frappé de démence et est atteint d’un handicap !" Ceci provoqua sa colère. Il demanda alors une masse et se mit lui-même à démolir les murs de l’église. Puis, il fit venir des ouvriers qui achevèrent la démolition. Le terrain fut alors utilisé pour agrandir la mosquée. Lors de l’avènement du califat de ʿOmar Ibn ʿAbd Al-ʿAzîz, ils se plaignirent auprès de lui de ce que fit son prédécesseur de leur église. Il ordonna alors au gouverneur de la région de leur restituer le terrain en question, c’est-à-dire de démolir cette partie de la mosquée et de la transformer en église de nouveau ! Cette décision horrifia les habitants de Damas : "Démolirions-nous notre mosquée après y avoir levé l’appel à la prière et effectué la prière derrière le Prophète ?" Ce jour-là, il y avait parmi eux Sulaymân Ibn Habîb Al-Muhâribî et d’autres juristes. Ils allèrent trouver les chrétiens pour atteindre un arrangement à l’amiable. Ils leur ont proposé de leur rendre toutes les églises d’Al-Ghawtah saisies lors de la conquête et dévolues aux musulmans et, en contrepartie, qu’ils leur cèdent l’église Yûhannâ et s’engagent à ne plus la réclamer. La proposition leur plut. On écrivit alors la nouvelle à ʿOmar qui en fut satisfait et l’approuva.
De même, Al-Walîd Ibn Yazîd déporta les dhimmis qui vivaient à Chypre et les envoya en Syrie par crainte d’une attaque des Byzantins. Bien qu’il ait fait cela pour des raisons de sécurité nationale, cela lui valut la colère des juristes et de l’ensemble des musulmans qui furent choqués par cette mesure. Puis, lorsque son fils Yazîd Ibn Al-Walîd les ramena à Chypre, cela plut aux musulmans qui y virent une marque de justice et comptèrent ce geste parmi ses mérites et ce, toujours d’après le récit d’Al-Balâdhurî. (Futûh Al-Buldân, p. 214)
L’indépendance et la souveraineté de la justice est l’une des fiertés du système islamique. L’opprimé et le spolié - quelles que soient sa religion et sa race - trouve en effet en son sein l’assurance et la sécurité pour réclamer la justice contre son agresseur, fût-il le Prince des Croyants avec son prestige et son pouvoir. L’histoire de la justice islamique comporte plusieurs cas où le sultan ou le calife comparaissait devant un juge en tant que plaignant ou défendeur. Dans de nombreux cas, le verdict condamnait le sultan ou le caliphe et donnait raison à un homme du peuple sans aucun pouvoir ni notoriété. Nous nous contenterons dans ce chapitre d’un seul cas évident.
Le bouclier du Prince des Croyants ʿAlî - qu’Allâh l’agrée - tomba de sa monture. Il le retrouva chez un chrétien et dut porter l’affaire devant le juge Shurayh. ʿAlî dit : "Ce bouclier m’appartient, je ne l’ai ni vendu ni donné." Le juge demanda au chrétien ce qu’il pensait du propos du Prince des Croyants. Le chrétien dit : "Le bouclier est à moi, sauf le respect du Prince des Croyants." Shurayh se tourna vers ʿAlî et lui demanda s’il avait des preuves. ʿAlî rit et dit : "Shurayh a vu juste ; je n’ai aucune preuve." Shurayh jugea alors en faveur du chrétien étant donné que le bouclier était en sa possession et que ʿAlî n’avait fourni aucune preuve du contraire. L’homme prit le bouclier et fit quelques pas en direction de la sortie, puis fit demi-tour. Il dit : "Je témoigne que ce n’est là que la justice des Prophètes ! Le Prince des Croyants porte plainte contre moi et son juge me donne l’avantage sur lui ! J’atteste qu’il n’y a de divinité que Dieu et que Mohammad est l’Envoyé de Dieu. Le bouclier est à toi ô Prince des Croyants. J’ai suivi l’armée lors de ton départ de Siffîn. Le bouclier est tombé de ton chameau blanc." ʿAlî - que Dieu l’agrée - dit : "Étant donné que tu as embrassé l’islam, le bouclier est désormais à toi !" (Al-Bidâyah wan-Nihâyah d’Ibn Kathîr, volume 8, pp. 4-5).
Ce cas se passe de tout commentaire.
Traduit de l’arabe du site qaradawi.net.
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