vendredi 23 février 2001
Si nous ne trouvons pas d’éléments d’interprétation dans le Coran ni dans la Sunnah et les hadîths du Prophètes - que la paix et les bénédictions de Dieu soient sur lui, nous nous tournons vers les narrations authentiques provenant des Compagnons - que Dieu les agrée - car ils connaissaient mieux que nous l’interprétation du Coran. En effet, le Prophète leur explicita les thématiques du Coran [maʿânî al-qur’ân] et leur expliqua son ensemble et éclaircit les éventuelles difficultés.
Par ailleurs, les Compagnons connaissaient l’interprétation du Saint Coran mieux que nous du fait qu’ils assistèrent aux circonstances qui entourèrent sa révélation et grâce à la parfaite compréhension qui leur était propre, ainsi que la science correcte, les oeuvres pieuses, le coeur illuminé et l’intelligence qui les caractérisaient et notamment les Grands parmi eux et les savants tels que les quatre Caliphes bien guidés et ʿAbdullâh Ibn Masʿûd, Ubayy Ibn Kaʿb, Zayd Ibn Thâbit, ʿAbdullâh Ibn ʿAbbâs et leurs semblables.
Certains se rappelleront le récit narré par Abû ʿAbd Ar-Rahmân As-Sulamî, le noble successeur, au sujet des Grands Mémorisateurs du Coran parmi les Compagnons du messager de Dieu, à savoir qu’à chaque fois que dix versets étaient révélés, ils ne passaient pas à la suite [de leur apprentissage] sans avoir appris la science que ces versets renfermaient et les actes qu’ils enjoignaient. Ils dirent : "Nous apprîmes de la sorte le Coran, le savoir qui s’y rattache et le comportement qu’il implique, tous deux en paralèlle.
On narre selon le noble Compagnon, ʿAbdullâh Ibn Masʿûd : "Que celui qui cherche un exemple prenne les Compagnons du Messager de Dieu comme exemples. De cette ummah, ils avaient les meilleurs coeurs, la science la plus profonde, l’attitude la plus modeste, le comportement le mieux guidé et le meilleur état. Dieu les choisit pour accompagner son Prophète - que la paix et les bénédictions de Dieu soient sur lui - et pour établir Sa religion. Alors reconnaissez leur mérite et suivez leurs pas."
L’Imâm Ahmad et Al-Bayhaqî narrent qu’Ash-Shâfiʿî - que Dieu lui fasse miséricorde, mentionna les Compagnons dans son Ancienne Epître. Après les avoir loués comme il se doit, il dit : "Ils nous surpassent dans toute science et ijtihâd, dans la piété et la raison, et toute chose complétant une science ou permettant de déduire un jugement. Leurs verdicts sont les meilleurs pour nous et sont à nos yeux meilleurs que nos propres verdicts pour nous-mêmes. [1]
On relate en matière d’exégèse de nombreuses traditions de la part des Compagnons allant du sahîh (authentique) au hasan (bon) au daʿîf (faible) au munkar (inacceptable) au mawdûʿ (controuvé, fabriqué de toutes pièces) et tout ce qui relève des isrâ’îliyyât (récits de sources israélites) ou y a trait. Les Imâms du Hadîth et ses Erudits prirent à bras le corps l’analyse critique de ces traditions et la distinction de ce qui est acceptable de ce qui doit être rejeté, la distinction de ce qui est superflu de ce qui est précieux. Mais ces traditions sont parsemées dans de nombreux ouvrages et nécessitent un effort colossal pour les repérer et une grande patience pour les tracer et en tirer profit.
Les savants divergèrent au sujet des propos tenus par les Compagnons en matière d’exégèse : doivent-ils être considérés comme élevés (arabe : marfûʿ c’est-à-dire venant du Prophète) ou bien sont-ils arrêtés (arabe : mawqûf, c’est-à-dire attribués seulement aux Compagnons). Certains dirent que l’interprétation d’un Compagnon doit être considérée comme élevée au Prophète - que la paix et les salutations de Dieu soient sur lui. Ce fut l’opinion d’Al-Hâkim dans Al-Mustadrak. [2]
Abû Al-Khattâb, l’un des grands Imâms hanbalites, dit : il est possible de ne pas tenir compte de l’interprétation des Compagnons si l’on considère que leurs propos ne constituent pas une preuve en soi. Mais, l’opinion correcte est celle qui en tient commpte car les propos des Compagnons relèvent de la transmission et non de l’opinion personnelle. L’opinion d’Al-Hâkim et ceux qui le soutiennent fut controversée par l’Imâm Ibn As-Salâh et par d’autres critiques ultérieurs. Ils dirent que les narrations des Compagnons doivent être considérées spécifiquement dans tout ce qui relève des circonstances de révélation ou assimilé ne mettant pas en jeu l’opinion personnelle. Alors que tout ce qui relèverait de la linguistique ou des jugements issus de l’ijtihâd ne peut être considéré comme élevé au Prophète. [3]
Al-Hâkim lui-même le précise dans son ouvrage ʿUlûm Al-Hadîth disant : "Parmi les mawqûfât (les traditions arrêtées aux Compagnons), il y a l’exégèse des Compagnons. Ceux qui disent que l’exégèse des Compagnons est élevée l’entendent pour les traditions touchant aux circonstances de révélation." Ainsi était-il restrictif dans cet ouvrage alors qu’il était resté général dans Al-Mustadrak. Soit c’était déjà ce qu’il voulait dire dans Al-Mustadrak, soit il est revenu sur son opinion entre temps.
Les critiques parmi les savants, comme le Grand Hâfidh Ibn Hajar sont d’avis que les dires des Compagnons en matière d’exégèse sont considérés comme élevés au prophète - que la paix et les salutations de Dieu soient sur lui - sous deux conditions :
En effet, l’éthique des Compagnons et leurs habitudes étaient telles qu’ils ne s’exprimaient sur les questions excluant toute opinion personnelle qu’en se basant sur l’écoute et ce qui est connu par tawqîf (i.e. par décret/arrêté). Ils ne s’attaquaient pas à l’interprétation suivant leur propre opinion. En ce qui concerne l’écoute, il s’agit plus précisément de ce qu’ils entendirent de la part du Prophète - que la paix et les salutations de Dieu soient sur lui - ou bien ce qu’ils entendirent de la part des gens du Livre qui embrassèrent l’islam. Il s’agit à tous les coups de l’une ou l’autre source.
Cette deuxième condition (celle concernant la narration des isrâ’îliyyât) illustre la profondeur d’analyse des Imâms et critiques du hadîth et qu’ils ne se laissaient pas tromper par les isrâ’îliyyât (récits d’origine israélite) transmises par certains Compagnons car ils savaient pertinemment que ces récits étaient mensongers et n’appartenaient pas aux sources islamiques.
D’ailleurs, de nombreux Successeurs évitaient de transmettre les narrations des Compagnons faisant références aux gens du Livre. La meilleure illustration de ce fait est le témoignage d’Abû Hurayrah que ʿAbdullâh Ibn ʿAmr Ibn Al-ʿÂs narrait plus de hadîth que lui (cf. Al-Bukhârî dans son Sahîh). Et malgré cela, les traditions ttransmises d’Ibn ʿAmr sont moins nombreuses que celles venant d’Abû Hurayrah. Cela s’explique par le fait qu’Ibn ʿAmr avait mis la main sur l’équivalent du chargement de deux chameaux en livres des gens du Livre pendant la bataille d’Al-Yarmûk et qu’il en usa par la suite dans ses narrations. C’est pourquoi, certains narrateurs évitèrent de transmettre ses narrations et c’est ce qui explique que l’on ait transmis de lui moins de narrations qu’Abû Hurayrah - que Dieu l’agrée. [5]
A titre d’exemple, on narre que Salamah Ibn Al-Akwaʿ dit au sujet de l’interprétation du passage "Mais pour ceux qui ne pourraient le supporter (qu’avec grande difficulté), il y a une compensation : nourrir un pauvre." [6] que quand ce passage fut révélé, ceux qui voulaient rompre le jeûne et payer une compensation le faisaient jusqu’à ce que le verset suivant fut révélé [il sagit de "Quiconque d’entre vous est présent en ce mois, qu’il jeûne !"] entraînant son abrogation. [7]
Par ailleurs, Al-Bukhârî narre dans son Sahîh d’après Ibn ʿAbbâs que ce verset n’est pas abrogé et qu’il concerne les personnes âgées qui n’ont pas la force de jeûner. Ils doivent donc compenser pour chaque jour de jeûne manqué en nourrissant un pauvre. Ceci est correct tant que l’on interprète "al-itâqah" comme étant la capacité de supporter une chose mais avec grande difficulté comme en témoigne le lectionnaire "yutawwaqûnahu". Mais le lectionnaire le plus répandu témoigne en faveur de la première opinion. Outre que c’est un exemple d’exégèse des Compagnons c’est également une illustration de leurs divergences en matière d’exégèse.
De même, on narre au sujet de la Parole du très Haut "Ceux qui ont mécru, n’ont-ils pas vu que les cieux et la terre formaient une masse compacte (ratqan) ? Ensuite Nous les avons déchirés et fait de l’eau toute chose vivante. Ne croiront-ils donc pas ? " [8] qu’Ibn ʿAbbâs dit : "Le ciel était une masse compacte, il ne pleuvait guère. La terre était une masse compacte, rien n’y poussait. Alors, Dieu déchira l’une et fit descendre la pluie, et Il déchira l’autre en faisant pousser des plantes." Celui qui avait interrogé Ibn ʿAbbâs retourna auprès d’Ibn ʿUmar et lui relata les dires d’Ibn ʿAbbâs. Ibn ʿUmar dit : "Auparavant, je trouvais Ibn ʿAbbâs trop audacieux dans l’intrprétation du Coran et cela me déplaisait. Mais maintenant, j’ai la certitude qu’il possède une science." Extrait par Abû Nuʿaym dans Hilyat Al-Awliyâ’ et narré par As-Suyûtî dans Al-Itqân. [9]
De même, on relate que ʿUrwah Ibn Az-Zubayr, le neveu de ʿAïshah l’interrogea au sujet du verset "Et si vous craignez de n’être pas équitables envers les orphelines,...Il est permis d’épouser deux, trois ou quatre, parmi les femmes qui vous plaisent" [10]. Elle lui répondit : "Ô neveu, la jeune femme grandissait chez son tuteur et partageait sa fortune. Puis la beauté de la femme et sa fortune plaisait au tuteur alors il cherchait à l’épouser sans lui verser la dot qu’elle mérite c’est-à-dire la dot que lui offrirait un tiers. Ceci fut interdit à moins que le tuteur ne fît preuve d’équité et offrît à la jeune femme ce qu’elle méritait de mieux. A défaut, on ordonna aux hommes de prendre épouse ailleurs (parmi les femmes non orphelines). [11]
De même, au sujet de la sourate 110 "Lorsque vient le secours d’Allah ainsi que la victoire" Al-Bukhârî cite Ibn ʿAbbâs selon une chaîne de garants par la voie de Saʿîd Ibn Jubayr disant : "ʿUmar m’admettait en même temps que les Anciens de Badr. L’un d’eux sembla en éprouva quelque contrariété et lui demanda : "Pourquoi laisses-tu entrer celui-là avec nous alors que nous avons des enfants de son âge ?" ʿUmar répondit : "Vous savez bien qui il est." (c’est-à-dire le cousin du Prophète). Puis un jour, il les invita et m’admit avec eux. Il s’avéra qu’il m’avait invité ce jour là pour leur faire une démonstration. Il leur dit : "Que dîtes-vous de la sourate ’Lorsque vient le secours d’Allah ainsi que la victoire’ ?" Certains dirent : Dieu nous ordonne de le glorifier et de lui demander pardon quand Il nous accorde son secours et nous donne la victoire. Les autres se turent. Alors, il me demanda : "Est-ce aussi ton avis, Ibn ʿAbbâs ?" Je répondis que non. Il me demanda : "Qu’en dis-tu sinon ?" Je dis : "Dieu informait Son Messager - que la paix et les salutations de Dieu soient sur lui - que son heure était proche. Il lui dit : ’Lorsque vient le secours d’Allah ainsi que la victoire’, ceci signifie que ton heure est proche alors ’par la louange, célèbre la gloire de ton Seigneur et implore Son pardon. Car c’est Lui le grand Accueillant au repentir’. ʿUmar dit : "En effet, je ne luis connais pas d’autres interprétations".
Egalement, Al-Bukhârî relate dans son Sahîh, citant dûment la chaîne de garants, qu’Ibn ʿAbbâs dit au sujet de sourate Al-Kawthar (sourate 108, l’abondance) "Al-Kawthar est le bien que Dieu lui octroya (i.e. au Prophète)" Abû Bishr dit : Je dis à Saʿîd (le disciple d’Ibn ʿAbbâs) que les gens prétendent que c’est un fleuve dans le paradis. Saʿîd répondit : "Le fleuve fait partie du bien que Dieu lui octroya." En effet, il n’y a nulle opposition entre cette interprétation et les traditions authentiques remontant au Prophète car le fleuve d’Al-Kawthar fait partie de ce bien abondant qui englobe entre autres le statut de Prophète (an-nubuwwah) et de Messager (ar-risâlah) ainsi que le Coran et la Sunnah.
Les savants divergent sur le statut des interprétations faites par les Successeurs. [Est un Successeur celui qui rencontra un Compagnon tout en étant croyant, qu’il l’ait écouté ou non, et quelle que soit la durée de leur rencontre.] Certains considèrent qu’elles font partie du ma’thûr (c’est-à-dire des traditions) car il est fort probable qu’ils les tenaient des Compagnons - que Dieu les agrée. D’autres les considèrent comme une interprétation personnelle et une exégèse par l’opinion et l’effort intellectuel et ce, à cause de leurs divergences beaucoup plus fréquentes que celles des Compagnons.
Az-Zarkashî dit dans Al-Burhân : "Il existe deux positions selon Ahmad [12] vis-à-vis des références aux Successeurs, Ibn ʿUqayl quant à lui choisit de ne pas en user. Par ailleurs, on relate que Shuʿbah Ibn Al-Hajjâj dit : "Les dires des Successeurs dans le domaine des branches (en arabe : furûʿ, par opposition aux fondements/usûl) ne constituent pas une preuve alors comment pourraient-ils être considérés comme une preuve dans l’exégèse ?" Néanmoins, les exégètes font tout le contraire de cette opinion puisque dans leurs ouvrages ils relatent les propos des Successeurs, considérant que la plupart venait en réalité des Compagnons.
L’opinion la plus juste consiste à dire que ce qui fit l’unanimité des Successeurs fait autorité car ils le tiennent des Compagnons, alors que pour les points où ils divergèrent, l’opinion des uns ne vaut pas plus que celles des autres, ni plus que celles des générations suivantes. Dans ce cas, il appartient à l’exégète de recourir aux voies et aux moyens permettant de trouver la bonne interprétation. [13]
Il y a dans les exégèses des traditions innombrables venant des Successeurs et notamment des disciples d’Ibn ʿAbbâs : Mujâhid Ibn Jabr, Saʿîd Ibn Jubayr, son serviteur ʿIkrimah, ʿAtâ’ et d’autres encore. Ibn Jarîr [At-Tabarî] en cita un nombre très important dans son exégèse, tout comme As-Suyûtî dans Ad-Durr Al-Manthûr, Al-Baghawî, Ibn Kathîr et bien d’autres. Nous verrons par la suite, in shâ’a Allâh, la valeur scientifique des interprétations des Successeurs.
Traduit de l’arabe de l’ouvrage de Sheikh Mohammad Abû Shahbah intitulé Al-Isrâ’îliyyât wal-mawdûʿât fî Kutub At-Tafsîr ("Les Israélismes et les récits controuvés dans les ouvrages d’exégèse"), aux éditions Maktabat As-Sunnah, 4ème édition, pp. 52-57, Le Caire, Égypte, 1988.
[1] ʿUlûm Al-Hadîth d’Ibn As-Salâh p. 263.
[2] Il visa par la rédaction de cet ouvrage de recueillir les hadîths authentiques qui échapèrent aux deux Imâms, Al-Bukhârî et Muslim, et qui étaient conformes à leurs critères d’authenticité, ou bien conformes aux critères de l’un des deux. Il y ajouta une deuxième partie où il classa les hadîths que son ijtihâd personnel (réflexion et analyse personnelles) conduisit à authentifier même s’ils n’étaient pas conformes aux précédents critères. Mais cette initiative ne fut pas exempte d’erreurs.
[3] ʿUlûm Al-Hadîth commenté par Al-ʿIrâqî p. 53.
[4] Nuzhat An-Nadhar Sharh Nukhbat Al-Fikr p. 43.
[5] Fath Al-Bârî Volume 1 p. 167.
[6] Sourate 2, Al-Baqarah, verset 183.
[7] Sahîh Al-Bukhârî, Le Livre de l’Exégèse - sourate Al-Baqarah, section "Quiconque d’entre vous est présent en ce mois, qu’il jeûne !".
[8] Sourate 21, Al-Anbiyâ’, verset 30.
[9] Volume 2 p. 187.
[10] Sourate 4, An-Nisâ’, Les femmes, verset 3.
[11] Sahîh Al-Bukhârî, Le Livre de l’Exégèse - sourate An-Nisâ’, section "Et si vous craignez de n’être pas équitables envers les orphelines".
[12] Al-Itqân, Volume 2, p.179.
[13] Muqaddimah fî usûl at-tafsîr (Introduction aux Fondements de l’Exégèse) p.50.
© islamophile.org 1998 - 2024. Tous droits réservés.
Toute reproduction interdite (y compris sur internet), sauf avec notre accord explicite. Usage personnel autorisé.
Les opinions exprimées sur le site islamophile.org sont celles de leurs auteurs. Exprimées dans diverses langues étrangères, ces opinions sont mises à la portée des lecteurs francophones par nos soins, à des fins d'information, de connaissance et de respect mutuels entre les différentes cultures et religions du monde.