dimanche 29 février 2004
Le plus étrange dans le cheminement intellectuel de cet orientaliste et de ses semblables, c’est que lorsqu’une idée, dont ils ignorent jusqu’à la provenance, se niche une place dans leur esprit, ils essayent d’interpréter - ou plus précisément - de déformer, à sa lumière, les réalités qui se présentent à eux.
Par exemple, s’est nichée en Goldziher cette idée selon laquelle le Prophète, à la Mecque, était un moine ascétique et que le Coran mecquois tend vers cette inclination.
Puis lorsque Goldziher a constaté que les nombreuses traditions tendent toutes à démontrer que le Messager et ses disciples étaient de dévots chevaliers, qu’ils étaient des hommes d’affaires maîtrisant les activités profanes et qu’ils mettaient leurs biens au service de Dieu et de Sa Parole, le voici qui conclut que la vie du Prophète et de ses disciples a changé - ou selon ses termes - a été absolument modifiée... et que l’Islam de Médine n’a plus été ce qu’il était à la Mecque.
Il poursuit alors sa réflexion abrutie pour déclarer que les conquêtes ont radicalement modifié l’état d’esprit des Musulmans. Et le Hadith se serait alors tout naturellement adapté à cette évolution, en attribuant au Prophète des paroles s’accomodant particulièrement bien à la nouvelle situation. Telles sont ses prétentions !
Quant à nous, nous commencerons là où cet homme a dévié du chemin.
Il dit du Coran mecquois qu’il incite à l’ascétisme et au renoncement au monde. Est-il véridique dans ses affirmations ?
Dans la sourate 7, les Limbes, qui est mecquoise, Dieu - Exalté soit-Il - dit : « Ô enfants d’Adam, dans chaque lieu de prière portez votre parure. Et mangez et buvez ; mais ne commettez pas d’excès, car Il n’aime pas ceux qui commettent des excès. Dis : ‹Qui a interdit la parure de Dieu, qu’Il a produite pour Ses Serviteurs, ainsi que les bonnes nourritures ?› Dis : ‹Elles sont destinées à ceux qui ont la foi, dans cette vie, et exclusivement à eux au Jour de la Résurrection.› Ainsi exposons-Nous clairement les versets pour des gens qui savent. » [1]
Ces versets mecquois incitent-ils à l’ascétisme et à l’austérité ?
Dans la sourate 28, le Récit, qui est mecquoise, Dieu - Exalté soit-Il - dit à Coré : « Et recherche, à travers ce que Dieu t’a donné, la Demeure dernière. Et n’oublie pas ta part en cette vie. Et sois bienfaisant, comme Dieu a été bienfaisant envers toi. » [2]
Ce verset indique-t-il le renoncement au monde ?
Il est vrai que dans le Noble Coran, il y a des versets qui cherchent à mater les sentiments d’infatuation et de vanité, et qui brident solidement l’âme humaine afin de l’empêcher de se lancer aveuglément derrière ses passions, en oubliant Dieu et la Demeure dernière.
Ces versets sont une vérité indiscutable.
Mais qui a jamais dit que ces versets sont caractéristiques du Coran révélé à la Mecque, ou qu’ils sont absents du Coran révélé à Médine ? Ils sont présents ici et là, de manière égale...
Dans la sourate 6, les Bestiaux, qui est mecquoise, Dieu dit : « La vie présente n’est que jeu et amusement. La demeure de l’au-delà sera bien meilleure pour ceux qui sont pieux. Eh bien, ne comprenez-vous pas ? » [3]
Dans la sourate 57, le Fer, qui est médinoise, Dieu dit : « Sachez que la vie présente n’est que jeu, amusement, vaine parure, une course à l’orgueil entre vous, et une rivalité dans l’acquisition des richesses et des enfants. Elle est en cela pareille à une pluie : la végétation qui en vient émerveille les cultivateurs, puis elle se fane et tu la vois donc jaunie ; ensuite elle devient des débris. Et dans l’au-delà, il y a un dur châtiment, et aussi pardon et Agrément de Dieu. Et la vie présente n’est que jouissance trompeuse. » [4]
L’Islam, que ce soit à la Mecque ou à Médine, rejette toute forme d’ascétisme passif et retranché du monde. Il enjoint aux croyants d’œuvrer aussi bien pour leur vie présente que pour leur vie future.
Il n’y a donc aucune contradiction entre les deux périodes. Et il n’y avait par conséquent aucun besoin d’inventer des hadiths afin de concilier cette contradiction illusoire.
Nous saisissons alors la valeur des propos de Goldziher à la page 115 :
« De fait, nous rencontrons dans les documents de la pensée religieuse des signes de désapprobation non déguisée à l’égard de l’ascétisme dépassant la mesure normale des exigences légales, et tel que le Prophète, dans les dix premières années de sa mission, l’eût sûrement approuvé sans réserves. Nous sommes maintenant en présence d’un esprit absolument modifié [...]. » Il poursuit ensuite sans raison son attaque contre la Sunnah, écrivant :
« [...], et ici encore le hadîth doit fournir des documents probants.
L’aspiration aux valeurs supra-terrestres ne put naturellement pas être extirpée de la conception musulmane de l’univers ; mais elle dut partager sa domination avec l’intelligence des intérêts d’ici-bas. On citait en ce sens un enseignement du Prophète conforme au juste milieu d’Aristote : « Le meilleur d’entre vous n’est pas celui qui néglige l’au-delà pour ce monde, ni même celui qui fait le contraire ; le meilleur d’entre vous est celui qui prend de l’un et de l’autre (man akhadha min hâdhihi wa-hâdhihi) » [5].
Les exemples d’ascétisme excessif sont fréquemment rapportés dans les sources traditionnelles de manière à entraîner la désapprobation du Prophète.
Le document le plus caractéristique à cet égard consiste dans les récits relatifs aux inclinations ascétiques de ʿAbdallah, fils de ʿAmr b. al-ʿÂsî, le général illustre dans l’histoire du jeune Islâm. La tradition le dépeint, tout au contraire de son père, comme l’un des plus fervents disciples religieux du Prophète et des plus zélés scrutateurs de sa loi. Le Prophète apprend qu’il est enclin à s’imposer un jeûne continuel et à se priver de sommeil pour s’adonner des nuits durant à la récitation du Qorân, et il l’exhorte avec gravité à borner ses habitudes ascétiques à une mesure raisonnable. « Ton corps a un droit sur toi, et ta femme a un droit sur toi, et ton hôte a un droit sur toi » [6]. « Celui qui jeûne continuellement n’a pas (en réalité) accompli le jeûne » [7], c’est-à-dire qu’il ne lui est pas compté comme une œuvre religieusement méritoire.
On prête au Prophète des paroles de blâme à l’égard des gens qui négligeaient leurs intérêts temporels pour se livrer à des pratiques de dévotion ininterrompues. Une fois, on vanta un compagnon de voyage parce qu’il ne faisait rien d’autre que de réciter des litanies tant qu’il était sur sa monture et de faire des prières lorsqu’on mettait pied à terre. « Mais qui - demanda le Prophète - a pris soin de nourrir sa monture, et a préparé pour lui-même des aliments ? » - « Nous tous pourvoyions à ses besoins ». - « En ce cas, chacun de vous est meilleur que lui ». Un grand nombre de récits traditionnels, relatifs à l’abus des vœux expiatoires, des mortifications corporelles et des macérations, dont un certain Abû-Isrâ’îl passait pour être le modèle, accusent une tendance indéniable à déclarer de telles pratiques sans valeur religieuse, ou du moins de peu de valeur. « Si le moine (râhib) Djureïdj (Gregorius, diminutif) avait approfondi la science religieuse, il aurait su qu’il y a plus de mérite à remplir le vœu de sa mère qu’à se consacrer au service de Dieu » [8].
C’est spécialement contre le célibat que s’exerce la censure la plus sévère du Prophète. Un certain ʿAkkâf b. Wadâ al-Hilâlî, qui s’était voué à ce genre de vie, reçoit de lui cette leçon : « Tu as donc résolu d’appartenir aux frères de Satan ! Ou bien tu veux être un moine chrétien, et alors joins-toi ouvertement à eux ; ou bien tu es des nôtres, et alors tu dois suivre notre Sunna. Or notre Sunna, c’est la vie conjugale ». On lui attribue aussi des sorties de ce genre contre ceux qui veulent se dépouiller de leurs biens pour les employer à des œuvres pieuses au détriment de leur propre famille.
A ces enseignements du Prophète, qui se rattachent à des cas concrets, répondent aussi les doctrines générales qu’on lui attribue. « Il n’y a pas de monachisme (rahbâniyya) dans l’Islâm ; le monachisme de cette communauté est la guerre sainte » [9] - phrase remarquable surtout par l’opposition qu’elle établit entre la pieuse vie contemplative d’une cellule et la vie active du guerrier, opposition que nous avons précisément mentionnée comme la cause de la disparition des tendances ascétiques de l’Islâm primitif.
En considérant les paroles du Prophète dirigées contre la rahbâniyya, l’on ne peut perdre de vue qu’elles apparaissent habituellement comme une polémique directe contre la vie ascétique dans le christianisme. Le Prophète est censé, dans beaucoup de propos doctrinaux, prendre parti contre le jeûne excessif, outrepassant la limite légale : « Pour chaque bouchée que le croyant porte à sa bouche, il reçoit une récompense divine » [10]. « Dieu préfère à l’être débile le musulman qui cultive sa force corporelle » [11]. « Celui qui se nourrit avec un sentiment de reconnaissance (envers Dieu) vaut autant que le jeûneur plein de renoncement » [12]. Ce n’est pas une vertu de se dépouiller de ses biens et de devenir ensuite mendiant soi-même ; seul fait l’aumône celui qui a le superflu, et même alors il doit penser en premier lieu à sa famille. Dans tous ces enseignements paraît prédominer l’idée que la mesure du renoncement aux biens de ce monde est fixée par la loi, et qu’au-delà il n’est ni recommandé de se mortifier en aucune sorte.
Il n’est pas sans importance pour l’objet que nous envisageons d’insister encore sur le peu de vraisemblance qu’il y a à ce que Muhammed lui-même ait réellement proféré n’importe laquelle des paroles que nous avons citées comme rattachées à son nom. »
Tels sont les propos de Goldziher. Diantre, et pourquoi donc tant de doutes ?
De ces hadiths authentiques, et d’autres encore, ainsi que de ce qui découle du Livre et de la Sunnah, nous pouvons trancher que l’Islam rejette catégoriquement le monachisme.
Le seul ascétisme qu’il connaisse est le renoncement aux choses prohibées, et le détachement des choses douteuses.
Il combine absolument le corps et l’esprit, la vie présente et la vie future.
D’ailleurs, le mot zuhd (ascétisme) n’a nulle part été mentionné dans le Coran.
On trouve certes, dans la sourate 12, Joseph, l’adjectif zâhidîn qui décrit la caravane ayant vendu Joseph :
« Pour quelques dirhams comptés, ils y avaient renoncé (wa kânû fîhi min az-zâhidîn). » [13]
Mais dans ce contexte, le mot n’a strictement rien à voir avec aucun enseignement religieux.
En outre, ce terme n’apparaît dans aucun hadith authentique [14].
Par ailleurs, la vie du Prophète et de ses disciples, ainsi que chacun le sait, fut jalonnée par des épopées spirituelles, morales, politiques et militaires.
Et malgré tout cela, Goldziher n’hésite pas à écrire que l’Islam s’est modifié !
A la Mecque, il était une religion d’ascétisme, mais il quitta son cours une fois arrivé à Médine, et il le quitta davantage après les conquêtes.
Toutes les traditions et tous les récits attestant du contraire ont été inventés pour justifier ce changement !
Que pouvons-nous répondre ? Cet homme veut à tout prix accuser l’Islam, son Prophète et ses disciples.
C’est derrière ce fantasme qu’il s’élance et mène ses recherches pour enfin démentir des dizaines de textes.
S’agit-il d’un procédé scientifiquement honnête que de prétendre mensongèrement que l’Islam a débuté en tant que religion d’ascétisme, puis qu’il s’est modifié, et que les orientalistes se doivent de trouver les raisons de ce changement qui ont éloigné l’Islam de ses valeurs primitives ?
Écoutez donc les propos de Goldziher à la page 118 :
« Mais il est d’autant plus important de constater la façon dont la conception de vie anti-ascétique provoquée par les conditions extérieures de l’Islâm s’exprime dans des paroles et des jugements placés, par un procédé que nous avons exposé dans notre deuxième leçon, sous l’autorité du Prophète.
La même tendance se manifeste aussi dans un autre domaine de la littérature traditionnelle : dans les informations relatives à la vie du Prophète et des Compagnons.
Ce sont précisément les petits traits intimes que la tradition laisse pour ainsi dire involontairement se glisser dans les portraits moraux des représentants des intérêts sacrés, qui nous permettent le mieux d’observer la puissance de l’esprit anti-ascétique. La biographie du Prophète même est pleine de semblables traits. »
Nous répondons : Un homme qui se donne une opinion, puis qui dément toute la Sunnah car celle-ci va à son encontre... est un homme auquel nous n’accordons aucun crédit... C’est plus du délire qu’autre chose.
Traduit de l’arabe du livre de Sheikh Muhammad Al-Ghazâlî, Difâʿ ʿan Al-ʿAqîdah Wash-Sharîʿah didd Matâʿin Al-Mustashriqîn, éditions Nahdat Misr, deuxième édition, janvier 1997.
[1] Sourate 7 intitulée les Limbes, Al-Aʿrâf, versets 31 et 32.
[2] Sourate 28 intitulée le Récit, Al-Qasas, verset 77.
[3] Sourate 6 intitulée les Bestiaux, Al-Anʿâm, verset 32.
[4] Sourate 57 intitulée le Fer, Al-Hadîd, verset 20.
[5] Hadith controuvé... rapporté par Ibn ʿAsâkir d’après Anas.
[6] Extrait d’un hadith rapporté par Al-Bukhârî, Muslim et An-Nasâ’î.
[7] Hadith rapporté par Al-Bukhârî, Muslim, An-Nasâ’î et Ibn Mâjah.
[8] Hadith controuvé... rapporté dans Shuʿab Al-Îmân.
[9] Hadith faible, rapporté par Ahmad d’après Anas.
[10] Hadith authentique rapporté dans Shuʿab Al-Îmân selon la variante : « Le Musulman est récompensé pour tout ce qu’il fait, même la bouchée qu’il porte à sa bouche. »
[11] Hadith rapporté par Muslim et Ibn Mâjah d’après Abû Hurayrah.
[12] Le hadith rapporté entre autres par Ahmad est authentique : « Celui qui se nourrit avec un sentiment de reconnaissance (envers Dieu) vaut autant que le jeûneur plein de patience. »
[13] Sourate 12 intitulée Joseph, Yûsuf, verset 20.
[14] Conférer notre livre Al-Jânib Al-ʿÂtifî fî Al-Islâm (L’Aspect sentimental de l’Islam).
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