dimanche 8 février 2004
Le principe de causalité n’est pas seulement une question académique que la raison peut se permettre d’examiner dans les salons de la haute société. Il n’est pas non plus sans rapport avec la vie quotidienne des gens. Non. Le discours sur cette question est directement relié au centre de la vie publique. Il est donc tout à fait normal que les prédicateurs l’abordent et l’enseignent aux gens dans les mosquées.
Un enseignement fallacieux de cette question détruit la société et ébranle la réalité de la foi.
L’enseignant ingénieux est celui qui sème dans les âmes le respect jaloux des causes et leur prise en considération - aussi bien dans l’activité que dans l’inactivité - et que l’ignorance de cette vérité est chose répréhensible. Et par la même occasion, il ne doit pas manquer de faire percevoir aux croyants que Dieu est derrière toute cause. Et que c’est Sa Volonté opératrice qui façonne les résultats. Ou que ces causes productives sont la signification de la Volonté de Dieu.
L’important, c’est de rappeler tous les pans de la vérité. On expliquera ainsi à l’agriculteur par exemple que c’est Dieu qui est le véritable Semeur, mais on lui expliquera également que lui ainsi que la terre sur laquelle il sue sont des causes nécessaires, de sorte qu’il ne pourra récolter un fruit sans la réalisation de ces causes.
Les propriétés intrinsèques déposées dans les causes sont vérité. Il demeure qu’elles ressemblent au courant électrique circulant dans les fils. Le courant existe tant que le générateur de courant fonctionne. Si celui-ci est amené à ne pas fonctionner, alors les fils ne fonctionnent pas non plus.
Il en est de même concernant les causes si elles sont décorrélées de la Volonté suprême.
Afin d’attirer l’attention des masses musulmanes sur la nécessité de satisfaire, de réunir et d’organiser les conditions causales, Ibn Al-Jawzî écrit :
« J’ai été confronté à une situation où je me suis réfugié de tout mon cœur auprès de Dieu - Exalté soit-Il - l’Unique. Je savais alors que nul en-dehors de Lui ne pouvait me porter secours ou me protéger.
Puis je me suis levé pour prendre mes dispositions et réunir les causes de mon salut. Mais ma conscience ne cessait de me répéter : « Tu es en train de porter atteinte à la confiance en Dieu. »
Je lui répondis : « Ce n’est pas ainsi que les causes doivent être considérées, car Dieu - Exalté soit-Il - les a établies en toute Sagesse. »
Mon état mental était tel qu’il me semblait que quoique je fasse, cela ne serait d’aucune utilité, et que mon activité serait de toute manière équivalente à ma passivité.
Pourtant, la prise des dispositions est avérée dans la législation. Dieu dit en effet : « Et lorsque tu te trouves parmi eux, et que tu les diriges dans la prière, qu’un groupe d’entre eux se mette debout en ta compagnie, en gardant leurs armes. Puis lorsqu’ils ont terminé la prosternation, qu’ils passent derrière vous et que vienne l’autre groupe, ceux qui n’ont pas encore célébré la prière. A ceux-ci alors d’accomplir la prière avec toi, prenant leurs précautions et leurs armes. » [1]
Il dit aussi : « Laissez-le en épi. » [2]
Le Prophète a par ailleurs comparé la qualité de deux cuirasses différentes, afin de savoir laquelle était plus salutaire. Il a interrogé deux médecins afin de connaître quel remède était le plus efficace. Et lorsqu’il était parti à At-Tâ’if, il ne put rentrer à la Mecque qu’après avoir demandé à Al-Mutʿim Ibn ʿAdî de lui octroyer sa protection : « Fais-moi rentrer à la Mecque sous ta protection. »
Il pouvait pourtant tout aussi bien rentrer à la Mecque en plaçant seulement sa confiance en Dieu, sans prendre de précaution et sans réunir les causes nécessaires à sa sécurité.
Si la législation a décrété que les événements doivent être corrélés à des causes, alors me détourner des causes ne signifie pour moi rien d’autre que refuser la Sagesse divine.
C’est pour cette raison que je considère qu’il est recommandé de se faire soigner lorsqu’on est malade, alors que le fondateur de mon école de jurisprudence [3] est d’avis qu’il est préférable de ne pas se faire soigner !
Les preuves qui se sont offertes à mes yeux m’ont empêché de le suivre dans son opinion. Car dans le hadith authentique suivant, le Prophète dit : « Dieu n’a créé aucune maladie sans en avoir créé le remède. Alors soignez-vous. » [4]
Cette dernière phrase est énoncée à l’impératif. Or l’impératif indique qu’il s’agit soit d’une obligation soit d’une recommandation.
En outre, il n’y a eu aucune interdiction préalable concernant ce sujet, pour que l’on soit amené à dire qu’il s’agit d’un impératif de permission [5].
ʿÂ’ishah - que Dieu l’agrée - dit par ailleurs : « J’ai appris la médecine avec les nombreuses maladies du Messager de Dieu et les remèdes qu’on lui prescrivait. »
Le Prophète - paix et bénédiction sur lui - dit également un jour à ʿAlî Ibn Abî Tâlib - que Dieu l’agrée : « Mange de ceci ; ça te sera plus salutaire que de manger cela. »
Ceux qui sont d’avis qu’il est préférable de ne pas se soigner s’appuient sur le hadith suivant : « Soixante-dix mille personnes entreront au Paradis sans avoir de comptes à rendre. »
Le Prophète en spécifie alors les caractéristiques en ces termes : « Ils ne se cautérisent pas, ne se font pas exorciser, rejettent les supersitions et placent leur confiance en Dieu. » [6]
Mais cela ne contredit pas la recommandation de se soigner. Le hadith s’adresse plutôt à ceux qui se cautérisaient afin de ne pas tomber malades et qui se faisaient exorciser afin de ne pas être atteints par un malheur. Quant au Prophète lui-même, nous savons qu’il a cautérisé Saʿd Ibn Zurârah et a autorisé l’exorcisme dans un hadith authentique. Il est ainsi clair que ce qui est exprimé par le hadith précédent correspond à ce que nous avons indiqué.
Si, par exemple, je souffre d’une colique, d’après mes connaissances en la matière, je m’abstiendrai de manger des châtaignes et je boirai plutôt du tamarin qui m’est plus salutaire. Ce ne serait alors rien de moins que de la médecine.
Et si je ne bois pas les remèdes appropriés, puis que je demande à Dieu de me guérir, la sagesse me répondra : « N’as-tu pas entendu le hadith qui dit : « Attache-là puis place ta confiance en Dieu. » [7] ? Prends ton remède puis demande à Dieu de te guérir. Ne sois pas tel ce cultivateur qui, possèdant un champ séparé d’une rivière par une poignée de terre, ne prit pas la peine d’ôter cette poignée et préféra prier pour qu’il plût. »
Ce cas ressemble en tout point à ce voyageur qui voulait tenter l’expérience : il voulait essayer de voir si, au cours de son voyage, son Seigneur - Exalté et Loué soit-Il - allait le nourrir ou pas. Pourtant, l’ordre est explicite : « Et prenez vos provisions. » [8] Mais lui répond : « Je ne prendrai pas de provision. » Un tel homme est déjà perdu d’avance. Et si l’heure de la prière arrive et qu’il ne possède pas d’eau, il sera certes blâmé pour sa négligence et on lui dira : « Tu n’avais qu’à apporter de l’eau avec toi avant de partir. »
Attention à ne pas faire donc comme certaines personnes qui ont versé dans l’excès à un tel point que leurs comportements ont dévié des attitudes religieusement correctes : ils ont pensé que c’était en quittant le naturel et en rejetant les attitudes normales qu’ils atteindraient la piété religieuse.
Si ce n’était la puissance du savoir et mon enracinement dans celui-ci, je n’aurais ni pu ni su expliquer comme tout cela se tient. Entends donc bien ce que je t’ai indiqué, car ce te sera plus profitable que bien des livres que tu liras. Sois toujours avec les hommes s’intéressant aux sens, non avec ceux qui préfèrent les verbiages inutiles. »
A mesure que la foi augmente dans le cœur, et que la relation du Serviteur avec Dieu devient une relation sincère, la métagnomie se tourne vers ce qu’il y a derrière les causes, en traversant les voiles qui dissimulent la Toute-Puissance divine et en ne s’attachant qu’à la seule Essence de Dieu.
Lorsque les téléspectateurs regardent par exemple des dessins animés, ils peuvent s’en arrêter aux images. Mais certaines personnes plus lucides voient constamment à travers ces images les appareils et les mécanismes de leur diffusion.
Parmi les pieuses gens, il en est qui traversent rapidement le pont des causes afin d’aller contempler la Volonté, la Sagesse, la Force régulatrice et la Toute-Puissance de Dieu, dans tous les événements qui peuvent leur survenir à eux ou à autrui.
Lorsque les regards limités s’en arrêtent uniquement aux causes, il est nécessaire de leur rappeler que Dieu est toujours là, afin que ce rappel soit un facteur d’équilibre dans la compréhension de tous les aspects de la vérité.
Ibn Al-Jawzî tient à ce sujet des propos de grande valeur, décrivant la relation qui existe entre certains Élus et leur Seigneur. Ces propos doivent être compris dans le cadre que nous avons précédemment tracé. Il dit - que Dieu l’agrée :
« Dieu est jaloux des cœurs des Connaisseurs, de sorte qu’Il ne les abandonne pas aux causes. De toute façon, ces cœurs ne s’arrêtent plus aux causes, car du moment qu’ils se sont exclusivement réservés à la Connaissance de Dieu, Dieu S’est exclusivement réservé le soin de gérer leurs affaires.
Si ces cœurs se lancent à la recherche des causes nécessaires au succès de leur entreprise, Dieu annule l’influence de ces causes : « Et le jour de Hunayn, quand vous étiez fiers de votre grand nombre et que cela ne vous a servi à rien. » [9]
Médite par exemple le cas de Jacob qui, alors qu’il craignait pour la vie de Joseph - que la paix soit sur eux, dit : « Et je crains que le loup ne le dévore. » [10] « Et le loup l’a dévoré. » [11]
Puis lorsque l’heure de la délivrance arriva et que Juda sortit d’Égypte avec la chemise de son frère Joseph, l’odeur de la chemise parvint aux narines de Jacob bien avant l’arrivée de Juda : « Je décèle, certes, l’odeur de Joseph. » [12]
Dans le même ordre d’idées, lorsque Joseph - que la paix soit sur lui - dit à l’échanson : « Parle de moi auprès de ton maître. » [13], il fut sanctionné par Dieu en restant en prison pendant sept ans. Même si Joseph - que la paix soit sur lui - savait que nul salut n’était possible sans la Permission de Dieu, et que la recherche des causes de ce salut était légitime, il demeure que le fait que Dieu soit jaloux de Joseph a entraîné sa sanction.
On peut également citer l’histoire de Marie - que la paix soit sur elle : « Et Zacharie en prit la garde. » [14] Le Façonneur des causes fut jaloux des causes intermédiaires, si bien qu’Il enveloppa Lui-même Marie par Ses Faveurs : « Chaque fois que Zacharie entrait auprès d’elle dans le Sanctuaire, il trouvait près d’elle de la nourriture. » [14]
C’est dans ce sens qu’on comprend ce hadith dans lequel le Prophète aurait dit : « Dieu n’a voulu accorder Ses Dons à Son Serviteur croyant que par des voies sur lesquelles il ne comptait absolument pas. » [15] Les causes sont une voie qu’il est nécessaire d’emprunter, mais le Connaisseur ne s’y arrête pas. Le Connaisseur découvre dans les causes ce que d’autres personnes ne découvrent pas : il découvre qu’on ne peut s’y arrêter. Et s’il y incline, Dieu peut le sanctionner. Même si cette inclination est involontaire, il demeure que la plus légère des fautes mérite une punition.
Il suffit de méditer ce qui arriva à Salomon - que la paix soit sur lui - lorsqu’il se dit : « Cette nuit, je coucherai avec cent femmes. Chacune d’elle donnera naissance à un garçon. » [16] Mais il oublia de dire : Si Dieu le veut. En définitive, une seule de ces femmes tomba enceinte et elle accoucha d’une moitié de garçon.
J’ai été confronté à une situation dans laquelle il a fallu que je m’accroche à quelque cause. Je devais notamment rencontrer quelque despote qu’il me fallait ménager par un mot. Pendant que je réfléchissais à cette situation, un lecteur commença à réciter le Coran. M’abandonnant à sa lecture, le voici qu’il récitait :
« Et n’inclinez pas vers les injustes : sinon le Feu vous atteindrait. Vous n’avez pas d’alliés en dehors de Dieu. Et vous ne seriez pas secourus. » [17]
Je fus surpris par la réponse que je fis à ma conscience ; je me dis : « Écoute-moi bien ! J’ai voulu obtenir gain de cause en ménageant ce despote par quelque mot. Or voici que le Coran vient de m’apprendre que si j’incline vers un injuste, alors je manquerai assurément d’obtenir le gain de cause pour lequel j’ai incliné. »
Bienheureux sont ceux qui atteignent la Cause des causes et qui s’y attachent, car c’est véritablement la fin ultime. Nous prions donc Dieu de nous accorder une foi sincère. »
L’auteur de ces lignes qui expriment la nécessité de quémander l’assistance et la sollicitude de Dieu... est précisément celui qui mettait en avant tout à l’heure les causes et la nécessité de les prendre en considération.
L’homme a dit vrai tant au début qu’à la fin de ses propos... Car l’Islam réunit le respect des causes et la confiance en la Cause des causes.
Traduit de l’arabe aux éditions Nahdat Misr, deuxième édition, janvier 1997.
[1] Sourate 4 intitulée les Femmes, An-Nisâ’, verset 102.
[2] Sourate 12 intitulée Joseph, Yûsuf, verset 47.
[3] Il s’agit de l’Imâm Ahmad Ibn Hambal.
[4] Hadith authentique rapporté par Ibn Mâjah.
[5] L’impératif tendrait alors vers la recommandation.
[6] Hadith authentique rapporté dans le Sahîh d’Al-Bazâr, d’après Anas, selon la variante : « Soixante-dix mille personnes entreront au Paradis sans avoir de comptes à rendre. Il s’agit de ceux qui ne se cautérisent pas, (qui ne cautérisent pas), qui ne se font pas exorciser, qui rejettent les superstitions et qui placent leur confiance en Dieu. » ; rapporté également dans Sahîh Al-Jâmiʿ, n° 3604 ; Al-Albânî juge que les mots placés entre parenthèses sont transmis d’après une faible chaîne de narrateurs.
[7] Hadith fiable rapporté par At-Tirmidhî. L’histoire est celle d’un bédouin qui a perdu sa chamelle parce qu’il ne l’avait pas attachée. Venu se plaindre auprès du Prophète, il argua qu’il avait pourtant placé sa confiance en Dieu. Le Prophète lui répondit : « Attache-là puis place ta confiance en Dieu. » Autrement dit, il ne convient pas de faire preuve de passivisme et de négligence, en oubliant de prendre en main les causes nécessaires à la réalisation d’un événement souhaité puis venir clamer qu’on a pourtant placé sa confiance en Dieu. Il faut faire tout son possible en prenant les dispositions nécessaires pour le succès d’une entreprise, puis ensuite placer sa confiance en Dieu. NdT
[8] Sourate 2 intitulée la Vache, Al-Baqarah, verset 197. NdT
[9] Sourate 9 intitulée le Repentir, At-Tawbah, verset 25.
[10] Sourate 12 intitulée Joseph, Yûsuf, verset 13.
[11] Sourate 12 intitulée Joseph, Yûsuf, verset 17.
[12] Sourate 12 intitulée Joseph, Yûsuf, verset 94.
[13] Sourate 12 intitulée Joseph, Yûsuf, verset 42.
[14] Sourate 3 intitulée la Famille d’Amram, Âl ʿImrân, verset 37.
[15] Hadith faible rapporté dans Shuʿab Al-Îmân d’après ʿAlî et dans Musnad Al-Firdaws d’après Abû Hurayrah.
[16] Hadith rapporté par Al-Bukhârî, Muslim, Ahmad et An-Nasâ’î selon la variante : « Toutes donneront naissance à un chevalier qui luttera dans le Sentier de Dieu. »
[17] Sourate 11 intitulée Hûd, verset 113.
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