samedi 31 juillet 2004
L’unique solution consiste donc à nous entraider sur les innombrables sujets qui remportent notre accord à tous, et à nous excuser les uns les autres sur les quelques sujets qui alimentent notre désaccord. Car ces derniers ne méritent pas qu’on leur consacre autant de ressassements rancuniers...
Embrasser une doctrine donnée, que ce soit au niveau des fondements ou des branches secondaires, puis faire preuve de sectarisme pour cette doctrine, au point d’aller attaquer ceux qui n’y adhèrent pas, est un acte anti-religieux. C’est entraver le parcours de la Communauté islamique ; c’est étouffer son souffle et se rendre coupable d’un meurtre, comme l’Histoire nous l’a enseigné.
L’Imâm Abû Hâmid Al-Ghazâlî tient à ce sujet des propos précieux, dans lesquels il identifie les différentes formes de ijtihâd qui, selon lui, font un bloc unifié de la Communauté éparpillée - bien malgré la diversité de ses sectes. Il écrit [1] :
« Si une personne prétend que l’infidélité est ce qui diverge de la doctrine ashʿarite, de la doctrine muʿtazilite, de la doctrine hambalite, ou d’une quelconque autre doctrine, alors sache que tu as affaire à un niais imbécile, emprisonné dans le suivisme.
Il te suffit alors, pour lui rabattre le caquet, d’opposer à ses prétentions celles de ses adversaires, car toutes les sectes tiennent le même discours.
Supposons par exemple que ton ami penche pour la doctrine ashʿarite, et qu’il prétende que s’opposer à celle-ci est une preuve d’infidélité manifeste. Demande-lui alors d’où il tient qu’Al-Ashʿarî détient le monopole de la vérité, afin qu’il puisse déclarer infidèle un savant aussi noble qu’Al-Bâqillânî, qui s’est pourtant opposé à Al-Ashʿarî sur la signification de l’Attribut de Perdurance divine (al-baqâ’). Al-Bâqillânî a dit en effet que la Perdurance divine n’était pas une qualité extrinsèque à la Quiddité de Dieu - Exalté soit-Il.
Pourquoi Al-Bâqillânî deviendrait-il infidèle, en s’opposant à Al-Ashʿarî, plutôt qu’Al-Ashʿarî, en s’opposant à Al-Bâqillânî ? Pourquoi faudrait-il que l’un d’eux détienne le monopole de la vérité, au détriment du second ? Est-ce parce que l’un est antérieur à l’autre ? Si c’est cela, alors Al-Ashʿarî a été précédé par des Muʿtazilites. Que la vérité soit donc du côté du Muʿtazilite antérieur à Al-Ashʿarî. Ou bien est-ce parce que l’un est plus vertueux et plus savant que l’autre ? Dans ce cas, à l’aide de quelle balance ou de quelle mesure estime-t-on les degrés de la vertu ?
Si ton ami se retrouve impuissant pour oser dire un mot sur Al-Bâqillânî, et qu’il admette que celui-ci puisse s’opposer à Al-Ashʿarî, car étant célèbre pour son savoir et sa vertu, alors demande-lui pourquoi il refuse d’admettre la même chose concernant des hommes non moins savants et vertueux qu’Al-Bâqillânî, et quelle distinction il fait entre Al-Bâqillânî, Al-Karâbîsî, Al-Qalânisî, et bien d’autres encore. »
Al-Ghazâlî poursuit : « Si tu es objectif, tu pourras admettre que celui qui place le monopole de la vérité chez l’une de ces sectes en particulier est certainement plus proche de l’infidélité que de la foi. Car il se permet d’élever les disciples de cette secte au rang du Prophète infaillible à l’erreur, par lequel la foi ne se réalise qu’en adhérant à ses idées et par lequel l’infidélité ne se justifie qu’en s’opposant à ses idées. »
Puis : « Après tout ceci, tu voudras certainement savoir quelle est cette infidélité qui exclut de la religion islamique. Je vais t’en donner une définition authentique, que tu garderas constamment à l’esprit, qui te ramènera à résipiscence pour ne plus excommunier les sectes musulmanes et qui te portera à retenir ta langue à leur égard, même si les voies qu’elles empruntent sont divergentes, du moment qu’elles demeurent attachées à l’attestation qu’il n’y a de dieu que Dieu et que Muhammad est le Messager de Dieu, de manière sincère et dévouée, ne faisant rien allant à l’encontre de la signification de cette formule.
Je dis : L’infidélité consiste à démentir le Messager - que la paix soit sur lui - sur une chose qu’il a apportée ; la foi consiste à attester de sa véracité dans tout ce qu’il a apporté. Le Juif et le Chrétien sont ainsi des infidèles pour avoir démenti le Messager. Le Brahmane est à plus forte raison un infidèle, puisqu’il renie, outre le Messager, l’ensemble des Messagers. L’athée est, à plus forte raison que le Brahmane, un infidèle puisqu’il renie, outre le Messager, l’Existence de Dieu - Exalté soit-Il. Ainsi, tout infidèle est une personne démentant le Messager, et toute personne démentant le Messager est infidèle. Il s’agit d’une condition nécessaire et suffisante.
Sache que malgré l’évidence des propos que nous venons de tenir, nous sommes amenés à les expliciter davantage, car chaque secte excommunie ses contradictrices et les accuse de démentir le Messager.
Certains Hambalites excommunient par exemple l’Ashʿarite, sous prétexte que celui-ci démentirait le Messager sur l’affirmation de la Supériorité spatiale de Dieu (al-fawqiyyah) [2] et sur l’Établissement de Dieu sur le Trône (al-istiwâ’ ʿalâ al-ʿarsh), ce qui contredirait le verset : « Etes-vous assuré que Celui qui est au Ciel ne vous engloutira pas dans la terre ? » [3]
Certains Ashʿarites excommunient en retour certains Hambalites sous prétexte que ceux-ci tiendraient des propos anthropomorphiques, démentant en cela les propos du Coran : « Il n’y a rien qui Lui ressemble. » [4]
Certains Ashʿarites excommunient également les Muʿtazilites sous prétexte que ceux-ci démentiraient le Messager sur la possibilité de voir la Divinité, et sur la négation que des Attributs comme la Science et l’Omnipotence divines puissent être extrinsèques à la Quiddité de Dieu - Exalté soit-Il.
Le Muʿtazilite excommunie en retour l’Ashʿarite sous prétexte que celui-ci affirmerait l’existence de plusieurs êtres éternels partageant avec Dieu - Exalté soit-Il - l’Attribut d’Éternité (al-qidam).
Car lorsque l’Ashʿarite dit que les Attributs divins sont extrinsèques à la Quiddité divine, tout en étant incréés, il sous-entendrait que ces Attributs s’associent à Dieu dans l’Attribut d’Éternité, ce qui amène à démentir le Messager sur le fait que Dieu est Un, et que Lui Seul est Éternel, rien ne lui ressemblant dans Son Attribut d’Éternité. »
Al-Ghazâlî ajoute : « Rien ne pourra t’extirper de ce bourbier si ce n’est une connaissance précise de la limite entre l’incrédulité et la créance. Se dévoilera ainsi à toi l’extrémisme de ces sectes, et l’abus d’anathème dont elles usent les unes envers les autres.
Mais avant de nous plonger dans le détail de cette distinction, tu dois prendre connaissance de cette petite introduction que nous ne pouvons nous permettre d’omettre, même si elle peut sembler quelque peu insolite pour le lecteur non averti. »
Quant à nous, avant de citer cette heureuse introduction mentionnée par Abû Hâmid, nous aimerions tenir quelques propos qui aideront à sa compréhension et à son appréhension...
Les croyants sont égaux dans leur croyance au Livre de Dieu et à la Sunnah de Son Messager. On ne peut imaginer un Musulman qui rejetterait un verset du Coran ou qui dédaignerait de suivre un chemin dont il sait qu’il a été emprunté par le Messager, et que celui-ci nous a demandé d’emprunter également...
Tous les croyants sont, en ce sens, égaux, malgré la divergence de leurs écoles juridiques, de leurs référents politiques ou de leurs opinions théologiques.
Quiconque dit qu’il est contre tel ou tel verset ou qu’il n’obéira pas au Messager de Dieu dans ce qu’il sait être une injonction ou une prohibition prophétique, devient de facto un apostat de l’Islam, ayant sciemment abandonné la Communauté religieuse. « La seule parole des croyants, quand on les appelle à Dieu et à Son Messager, pour que celui-ci juge parmi eux, est : "Nous avons entendu et nous avons obéi". » [5]
La foi ainsi que la soumission à Dieu et à Son Messager sont deux qualités qui ne doivent jamais faire défaut à un Musulman.
Il demeure néanmoins que le mode de compréhension des discours divin et prophétique, ainsi que les formes de mise en application des préceptes religieux, peuvent faire l’objet de certaines divergences dues à la nature intellectuelle du destinataire du message. Ou alors, ces modes et ces formes peuvent-ils être appréhendés dans un cadre très large du point de vue de l’énonciation linguistique qui les exprime et grâce à laquelle ils sont compris.
Abû Hâmid a ainsi énuméré différentes situations concernant un certain nombre de vérités religieuses dont l’authenticité remporte l’adhésion de tous, mais dont la compréhension et la mise en application font l’objet de divergences.
Chacun a donc son opinion personnelle qu’il nous faut reconnaître, malgré la distance susceptible de séparer les différentes conceptions...
Il ne nous est pas permis d’insulter une personne qui recherche l’Agrément de son Seigneur et de son Prophète, fournissant en cela tout l’effort dont elle est capable, et restant en conformité avec les interprétations autorisées par la langue arabe.
Viennent s’ajouter à cela les divergences mineures au niveau de l’évaluation des traditions isolées [6] et du degré de solidité ou de faiblesse dont jouissent leurs chaînes de narration respectives.
En analysant le parcours de la pensée musulmane et les différentes directions qu’elle a suivies, l’Imâm Al-Ghazâlî est devenu le seul penseur de son temps à avoir su montrer les liens apparents et cachés qui maintiennent cette pensée rattachée à la religion et qui intègrent ces penseurs à la Communauté des croyants.
La diversité des natures intellectuelles des hommes, due notamment à l’hétérogénéité de leurs niveaux culturels, a ainsi fait l’objet de remarques très pertinentes de la part de l’Imâm.
Écoutez-le dire par la suite :
« La créance salvatrice est la soumission du cœur et la reconnaissance de l’existence de tout ce dont Dieu et Son Messager nous ont informé de son existence. Ceci étant acquis, sache alors que l’existence possède des degrés tels, qu’une personne, qui n’y prête guère attention, peut sombrer dans l’excommunication de personnes ne méritant pas d’être excommuniées.
Le premier degré est l’existence que les savants qualifient de propre. Il s’agit de ce qui existe dans notre environnement extérieur, comme le ciel, la terre, les mers, les montagnes, etc., c’est-à-dire tout ce dont la réalité ne dépend pas d’une conceptualisation intellectuelle.
Le deuxième degré est l’existence sensorielle. C’est l’existence des choses qui se manifestent à l’œil, sans que celui-ci ne les ai perçues réellement pour autant. L’exemple typique est celui des images étranges que le dormeur ou le malade voient pendant leur sommeil, ou qu’une personne éveillée peut se représenter si elle se laisse transporter par son imagination en oubliant le monde qui l’entoure : l’image d’un cheval ailé par exemple.
Le troisième degré est l’existence virtuelle. C’est l’existence de l’image d’une chose que l’œil a déjà eu l’occasion de percevoir réellement, et qui se manifeste dans l’imagination, en l’absence de la réalité extérieure qu’elle représente : l’image d’un éléphant ou d’un cheval après qu’ils aient disparu du champ de vision par exemple.
Le quatrième degré est l’existence intellectuelle. C’est l’existence d’une chose dont la réalité est avérée, mais qui n’est perceptible que par l’intellect et non par les sens : la puissance, la volonté, ou la vie en sont des exemples, car ces choses sont perceptibles par l’intellect mais seuls certains de leurs effets sont perceptibles par les sens.
Le cinquième degré est l’existence métaphorique. Elle concerne une chose identifiée par un nom, mais qui n’a pas d’existence propre à l’extérieur, pas plus qu’une existence sensorielle, virtuelle ou intellectuelle. Ce qui existe est alors une chose autre qui lui ressemble dans un de ses attributs. Nous en donnerons des exemples, dans le cas de Dieu - Exalté soit-Il.
Maintenant que tu sais cela, je vais te donner des exemples de chacun de ces niveaux d’existence, tirés du Livre de Dieu - Exalté soit-Il - ou de la Sunnah de Son Messager.
Quiconque oublie cette hiérarchie de l’existence sombre dans l’excommunication de personnes ne méritant pas d’être excommuniées.
Si le Législateur nous informe de l’existence d’une chose, il faut garder à l’esprit que cette existence peut revêtir l’une des formes que nous avons explicitées, et n’est pas nécessairement l’existence propre, qui est, certes, la plus haut-placée dans la hiérarchie de l’appréhension humaine.
Le Prophète dit par exemple dans le hadith authentique : « On amènera la mort le Jour de la Résurrection, sous la forme d’un bélier qu’on égorgera entre le Paradis et l’Enfer. On appellera alors : « Ô gens du Paradis, ce sera une vie sans mort ! Ô gens de l’Enfer, ce sera une vie sans mort ! » » [7]
Certains savants pensent détenir la preuve que la mort est un accident, non une substance, que la mort ne touche que les substances et non les accidents, et que la transformation d’un accident en substance est impossible.
En conséquence, on interprète le hadith en disant que le Jour de la Résurrection, les hommes voient une image qu’ils pensent être la mort mais que celle-ci n’existe que dans leur perception, non dans la réalité extérieure.
C’est ici le deuxième degré d’existence que nous avons précédemment défini.
D’autres savants ne sont pas convaincus de l’impossibilité qu’un accident se transforme en substance. Ils disent alors que la mort se transforme effectivement en bélier qui sera égorgé.
Bien que ce deuxième groupe de savants se soit manifestement trompé, nous ne pouvons pas l’excommunier pour autant, car il n’a tenu les propos qui sont les siens que parce qu’il a cru à la lettre du texte, ce qui ne cause de tort à quiconque, comme nous allons le voir par la suite.
Dieu - Glorifié soit-Il - dit également : « La Main de Dieu est au-dessus de leurs mains. » [8]
Ceux qui pensent détenir la preuve qu’il est impossible à Dieu - Exalté soit-Il - d’avoir une Main physique et sensible interprètent ce verset en disant qu’il s’agit d’une Main intellectuelle, non sensorielle.
Leur idée est que puisque la main est l’organe qui agit, qui saisit, qui donne et qui prive, alors le verset signifie que le Pouvoir de Dieu est au-dessus de leur pouvoir.
Ceux qui ne sont pas convaincus par cet argument disent que Dieu a une Main réelle, mais qu’elle ne ressemble pas à nos mains : elle n’est qu’un Attribut divin comme l’Ouïe ou la Vue, dont Dieu Seul connaît la réalité.
Le Prophète dit : « Dieu Se réjouit de Son Serviteur repentant, tout comme vous vous réjouissez lorsque vous retrouvez ce que vous avez perdu. » [9]
Et Dieu - Exalté soit-Il - dit : « Ils encoururent la Colère de Dieu. » [10]
Certains pensent détenir la preuve qu’il est impossible à Dieu - Exalté soit-Il - de Se réjouir ou de Se mettre en colère, étant donné que la réjouissance est le contentement de l’âme qui a pu satisfaire ses plaisirs et que la colère est un bouillonnement sanguin qui incite au châtiment.
Ceux qui pensent détenir la preuve de cette impossibilité disent donc que la réjouissance signifie ici l’agrément, qui lui est nécessairement lié, et que la colère est la volonté du châtiment, voire le châtiment lui-même, qui lui est nécessairement lié également.
Ceux qui ne sont pas convaincus par cet argument disent que rien n’empêche l’existence d’Attributs divins qu’on nommerait la Réjouissance et la Colère, bien qu’on ne connaisse pas leur réalité.
Maintenant que tu sais cela, tu dois comprendre que toute personne, interprétant de l’une de ces manières une parole du Législateur, demeure croyante. Car l’incrédulité consiste à nier toute forme d’existence de ces choses mentionnées par le Législateur, et à prétendre que ce que dit le Législateur est insensé ou qu’il s’agit d’un pur mensonge par lequel Il cherche à détourner les gens d’une chose qu’Il convoite.
Ainsi donc, un interprète n’a pas à être excommunié. Et comment serait-il excommunié alors qu’il n’existe aucun groupe musulman qui n’ait eu recours à l’interprétation ? Voici même que l’homme le plus éloigné de l’interprétation, l’Imâm Ahmad Ibn Hambal, a dû interpréter. Des Imâms hambalites dignes de confiance ont en effet rapporté que l’Imâm Ahmad a eu clairement recours à l’interprétation dans un nombre très limité de questions, trois a-t-on compté.
On cite notamment le hadîth : « La Pierre noire est la Dextre de Dieu sur Terre. » Et le hadith : « Le cœur du croyant est entre deux Doigts du Miséricordieux. » [11]
L’Imâm Ahmad - que Dieu lui fasse miséricorde - a eu recours à l’interprétation, lorsqu’il s’est convaincu de l’impossibilité du sens littéral... Il a ainsi interprété la Pierre noire, en disant que puisque la main est l’objet qu’on baise habituellement pour se rapprocher de son propriétaire, la Pierre noire est également baisée pour se rapprocher de Dieu et obéir à Son Commandement. Elle ressemble ainsi à la dextre, non pas dans son essence ou dans ses attributs, mais dans une de ses contingences, qui est ici le rapprochement de Dieu à travers l’hommage rendu à ce qu’Il nous a ordonné d’honorer.
L’Imâm Ahmad a également eu recours à l’interprétation lorsqu’il s’est convaincu de l’impossibilité de l’existence de Doigts divins entourant le cœur, car celui qui palpe sa poitrine n’y ressent pas la présence de doigts. Il a donc interprété cela en le renvoyant à ce qui, intellectuellement parlant, va de pair avec les doigts, à savoir leur capacité à tourner et à retourner les choses d’un état à un autre.
Le sens du hadîth est donc que les cœurs sont à l’entière disposition de Dieu - Glorifié soit-Il - et qu’Il peut leur faire subir ce qu’Il veut. Ibn Hambal - que Dieu lui fasse miséricorde - n’a pas fait de grand usage de l’interprétation car l’impossibilité du sens littéral ne lui a jamais paru évidente, excepté dans ces trois questions qu’il a été amené à interpréter. Sa position s’explique par le fait qu’il n’était pas de ceux qui se livraient à l’examen rationnel. Mais s’il avait mené lui aussi de telles analyses, il aurait constaté que de nombreuses autres questions pouvaient être également interprétées, comme par exemple le fait que Dieu - Glorifié soit-Il - soit au ciel : « Etes-vous assuré que Celui qui est au Ciel ne vous engloutira pas dans la terre ? » [2], tout en étant avec deux, trois ou plusieurs personnes : « Pas de conversation secrète entre trois personnes, sans qu’Il ne soit leur quatrième, ni entre cinq personnes, sans qu’Il ne soit leur sixième, ni moins ni plus que cela sans qu’Il ne soit avec eux. » [12]
Et c’est en raison de leur approfondissement de l’examen rationnel que les Ashʿarites et les Muʿtazilites ont interprété de nombreux phénomènes.
Les Ashʿarites ont par exemple interprété ce que nous avons précédemment indiqué concernant la mort qui se présente le Jour de la Résurrection sous la forme d’un bélier. Ils ont également interprété le fait que les actions seront pesées le Jour de la Résurrection. Ils disent à ce sujet que puisque les actions sont des accidents qui ont pris fin ici-bas, ce qui sera pesé dans l’au-delà, ce sont les registres des actions.
Les Muʿtazilites vont même jusqu’à interpréter la balance des actions, et disent qu’il s’agit d’une métaphore indiquant ce qui permet de découvrir à tout un chacun la valeur de ses actions. Cette dernière interprétation semble plus proche de la vérité que celle proposée par les Ashʿarites.
Tu comprends ainsi que tout groupe musulman, aussi attaché soit-il à une lecture littérale et aussi éloigné soit-il de l’interprétation, est parfois contraint d’y recourir, sans quoi il pourrait dépasser les limites de l’idiotie, en disant par exemple que la Pierre noire est la véritable Dextre de Dieu, ou que la mort, bien qu’étant un accident, peut se transformer en substance.
Une personne qui pousse aussi loin les limites de son ignorance s’est définitivement détachée du nœud de la raison. »
Al-Ghazâlî ajoute : « En conséquence, il n’est pas permis que chaque groupe se mette à excommunier son contradicteur, s’il juge que ses arguments sont erronés. Il lui est toutefois permis de dire qu’il se trompe ou qu’il s’égare du chemin que lui-même considère comme juste.
Mais tu dois également savoir qu’il existe deux niveaux. Le premier est celui de la masse populaire et béotienne. A ce niveau, il convient de suivre le Salaf, de ne pas changer le sens littéral des textes et de ne pas innover d’interprétations qui n’ont pas été proposées par les Compagnons. Il faut par ailleurs réprimer ceux qui veulent s’engager dans le Kalâm devant les masses béotiennes, comme l’a fait l’Imâm Mâlik lorsque quelqu’un lui demanda la signification de l’Établissement sur le Trône (al-istiwâ’) mentionné dans le verset : « Le Tout Miséricordieux S’est établi sur le Trône. » [13] Mâlik avait alors répondu : « Le istiwâ’ est chose connue. Y croire est une obligation. Son comment nous est inconnu. Et le questionnement à son sujet est une innovation. »
Le second niveau est celui des chercheurs dont les convictions ont été ébranlées. Ceux-là peuvent s’adonner à la recherche théologique, dans la limite de leur besoin. Et ils ne doivent délaisser le sens littéral du texte que lorsqu’ils fournissent une preuve irréfutable étayant leur argumentation.
Et il ne faut pas que chaque groupe se mette à excommunier les autres à la moindre divergence de points de vue. Car l’excommunication n’est pas une chose simple avec laquelle on peut se permettre tant de légèretés.
Tu dois également savoir que lorsqu’une personne se met à interpréter de manière purement spéculative un texte littéralement explicite, on ne doit pas non plus s’empresser de l’excommunier aveuglément.
On étudiera l’interprétation qu’elle propose, et si celle-ci ne touche pas aux fondements des dogmes, elle ne sera pas excommuniée. Si quelqu’un dit par exemple que la fission de la mer pour Moïse est due à la présence d’îles dans le secteur, il est clair que cette interprétation ne s’accorde pas avec le verset : « Et chaque versant fut comme une énorme montagne. » [14] Mais nous n’excommunierons pas pour autant l’auteur de cette interprétation. Nous dirons simplement qu’il se trompe.
Dans le cas d’une interprétation conjecturale touchant aux fondements des dogmes les plus importants, on ne doit excommunier que ceux qui changent le sens littéral du texte sans avancer de preuve décisive. On excommuniera ainsi quelqu’un qui nie par exemple la résurrection des corps le Jour de la Résurrection ou quelqu’un qui nie les sanctions physiques dans l’au-delà, n’avançant pour cela que des conjectures, des illusions et des spéculations. »
Al-Ghazâlî dit enfin : « Sache également qu’un exposé exhaustif de ce qui rend ou ne rend pas passible d’anathème nécessiterait de longs développements. Contente-toi donc maintenant d’un conseil et d’une règle que je te donne. Mon conseil est le suivant : Tu dois retenir ta langue à l’égard des gens de la qiblah [15], du moment qu’ils témoignent qu’il n’y a de dieu que Dieu et que Muhammad est le Messager de Dieu, n’agissant en rien à l’encontre de cette formule. Et ils ne vont à l’encontre de cette formule que lorsque qu’ils permettent que le Messager de Dieu puisse mentir.
Quant à la règle, tu dois savoir que les théories sont de deux sortes. La première concerne les fondements des dogmes, comme nous l’avons déjà évoqué, tandis que la seconde concerne les branches secondaires.
Les fondements de la foi sont au nombre de trois : la foi en Dieu, la foi en Son Messager, et la foi au Jour dernier. Tout ce qui n’entre pas dans ces trois points fait partie des branches secondaires.
Et sache qu’au niveau des branches secondaires, l’excommunication n’est envisageable que dans une seule situation : lorsque quelqu’un renie une directive prophétique avérée au moyen d’une transmission concordante (tawâtur) péremptoire, et faisant l’objet du consensus de la Communauté, toutes mouvances confondues.
Nier le caractère obligatoire des cinq prières quotidiennes ou celui du jeûne du Ramadân par exemple. De même, dire que le sanctuaire de la Mecque n’est pas la Kaʿbah, vers laquelle Dieu nous a ordonné de nous rendre en pèlerinage, est une hérésie, car il est établi de manière concordante chez tous ceux à qui est parvenu le message de l’Islam le contraire de cette prétention. Mais sache aussi que la distinction précise entre la transmission authentiquement concordante et celle qui ne l’est pas peut ne pas être accessible à tous. Beaucoup de personnes croient en effet que ce qui est répandu parmi les gens est nécessairement concordant. Or ceci est une erreur.
Car la définition du vrai tawâtur est ce qui a été transmis par un groupe de gens de manière concordante, l’ayant eux-même reçu de la même manière par un autre groupe de gens, de telle sorte qu’il est impossible qu’ils aient pu fomenter conjointement un mensonge. La transmission se poursuit ainsi de groupe en groupe jusqu’à parvenir jusqu’à nous.
On sait par exemple, grâce à cette transmission concordante, ce tawâtur, qu’il a existé autrefois des hommes qui se sont présentés comme des Messagers envoyés par Dieu à Sa Création. L’on connaît également, par le même biais, les pays les plus célèbres qui existent dans le monde.
Mais on a souvent cru, à différentes époques, qu’on avait affaire à un tawâtur, alors qu’en réalité ce n’en était pas un, car tous ne lui accordaient pas le même caractère péremptoire et décisif.
C’est le cas lorsqu’un grand nombre de personnes s’accordent autour d’une opinion donnée pour des motifs précis, comme par exemple un lien qui les rapproche ou un sectarisme qui les domine.
Un exemple de ceci est l’allégation de certains Shîʿites qu’il existerait un texte révélé par Dieu - Exalté et Loué soit-Il - établissant le droit de ʿAlî Ibn Abî Tâlib à occuper, lui et sa descendance, la fonction de Calife. Cette allégation est alors à opposer à ce qui s’est transmis de manière concordante chez leurs adversaires.
Et bien que nous condamnons cette assertion des Shîʿites, nous ne les excommunions pas pour autant. Car aussi abjecte et absurde soit leur allégation, il demeure qu’elle ne porte pas atteinte à un des fondements de la religion.
Même chose concernant leur allégation selon laquelle le douzième Imâm de la descendance de ʿAlî - que Dieu l’agrée - serait caché dans une fosse en Irak, et qu’il réapparaîtrait pour gouverner le monde.
Aussi grotesque que puisse être ce discours, il demeure qu’il ne porte pas non plus de tort à la religion. Le seul tort qu’il occasionne concerne ce Shî’ite idiot qui sort chaque jour de chez lui pour aller accueillir l’Imâm, puis qui rentre bredouille le soir. Ce délire ne lèse donc personne à part lui. »
Après cette démonstration magistrale, d’aucuns seraient tentés de conclure que Abû Hâmid a accepté toutes les formes de divergences, allant jusqu’à prendre en considération les Musulmans aux opinions fourvoyées, les excusant pour leur erreurs et prenant la défense de leurs croyances.
Nous répondons : C’est exact, et quelle belle action que la sienne ! Quel mal y a-t-il à cela ?
Si un homme croit en Dieu - Glorifié soit-Il - et en Son Messager, s’il révère chaque lettre du Noble Coran et s’il exprime sa jalousie pour l’Islam, mais que son esprit appréhende une directive donnée d’une certaine manière, nous pouvons tout dire de lui sauf l’accuser d’infidélité ou de perversion.
Quelle n’a été ma tristesse lorsque j’ai lu les propos du Sheikh Muhammad Zâhid Al-Kawtharî au sujet des littéralistes, de leur jurisprudence et de leur méthodologie dans la compréhension de la religion.
Le Sheikh Al-Kawtharî était un Hanafite inconditionnel de l’Imâm Grandiose [16], bien qu’étant un homme honorable.
Quant à moi, je n’appartiens pas à l’école littéraliste, et je ne suis pas adepte de leurs méthodes de réflexion.
Mais je refuse de dire d’eux qu’ils sont « un groupe méprisable, considéré comme hérétique par l’une des deux opinions exprimées à leur encontre », ou que leur devise juridique « Nous ne disons que ce que disent Dieu et Son Messager » est une parole de vérité visant des desseins hypocrites, ou encore que si les littéralistes rejettent l’analogie juridique, ils tombent dans l’hérésie !
Pourquoi donc, cher ami ? Dis qu’ils se trompent ou qu’ils sont des ignorants, au cas où il te serait impossible de penser que la vérité et le savoir puissent être de leur côté. Les excommunier comme tu le fais est une attitude vaine et frivole.
La description faite par Abû Hâmid - que Dieu l’agrée - des divergences et de leurs sectes est plus digne d’être retenue, car c’est sur cette unique base que l’on pourra reconstruire notre Communauté, si celle-ci désire tirer profit des enseignements de sa longue histoire.
Traduit de l’arabe du livre de Sheikh Muhammad Al-Ghazâlî, Difâʿ ʿan Al-ʿAqîdah Wash-Sharîʿah didd Matâʿin Al-Mustashriqîn, éditions Nahdat Misr, deuxième édition, janvier 1997.
[1] Conférer Faysal At-Tafriqah bayn Al-Islâm Waz-Zandaqah ; les propos de Abû Hâmid Al-Ghazâlî ont été réadaptés par le Sheikh Muhammad Al-Ghazâlî. NdT
[2] Le lecteur pourra se reporter au sujet de la fawqiyyah à un autre article de Sheikh Muhammad Al-Ghazâlî dans Chagrins d’un prédicateur. NdT
[3] Sourate 67 intitulée la Royauté, Al-Mulk, verset 16.
[4] Sourate 42 intitulée la Consultation, Ash-Shûrâ, verset 11.
[5] Sourate 24 intitulée la Lumière, An-Nûr, verset 51.
[6] Les traditions isolées (sunan al-âhâd) sont les hadiths rapportés par un nombre très limité (n’excédant pas la dizaine) de narrateurs. NdT
[7] Hadith rapporté par Ahmad et Ibn Mâjah.
[8] Sourate 48 intitulée la Victoire, Al-Fath, verset 10.
[9] Hadith authentique rapporté par At-Tirmidhî et Ibn Mâjah, d’après Abû Hurayrah.
[10] Sourate 2 intitulée la Vache, Al-Baqarah, verset 61.
[11] Hadith rapporté par Muslim, At-Tirmidhî, Ahmad et Ibn Mâjah.
[12] Sourate 58 intitulée la Plaideuse, Al-Mujâdilah, verset 7.
[13] Sourate 20 intitulée Tâ-Hâ, verset 6.
[14] Sourate 26 intitulée les Poètes, Ash-Shuʿarâ’, verset 63.
[15] Cette paraphrase désigne les Musulmans, qui se tournent vers la qiblah, la direction de la Kaʿbah, lorsqu’ils accomplissent leurs prières. NdT
[16] L’Imâm Grandiose, Al-Imâm Al-Aʿdham, est le qualificatif donné à l’Imâm Abû Hanîfah. NdT
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