lundi 22 décembre 2003
Je me trouve tenu à ce niveau de clarifier la distinction entre deux logiques :
– La logique du monde insaisissable qui est celui de l’Inconnu.
– Et la logique du monde sensible qui est celui du Témoignage.
Si l’acceptation est une vertu des pieux par rapport au premier monde, alors la chose est toute autre en ce qui concerne le monde sensible.
Dans le monde de l’Inconnu, nous admettons le récit que nous en fait l’Infaillible Prophète, et il suffit, pour l’acceptation d’un tel récit, que la raison ne le réprouve point.
Quant au monde du Témoignage, la raison a toute latitude pour critiquer, prendre et laisser… sans aucune entrave ni aucune limite.
On a remarqué que certains groupes de croyants mélangent ces deux logiques.
On pourra ainsi trouver des gens dits pieux, dont l’esprit est pourtant amorphe et la pensée lâche, qui ne possédent ni clairvoyance dans la maîtrise de leurs affaires ni intelligence dans la résolution de leurs problèmes. A vrai dire, pour ces gens, l’idiotie et la naïveté sont la base de la religion, tant dans ses aspects généraux que dans ses détails.
Al-Maʿarrî tient à ce sujet des vers cinglants :
Wa mâlî lâ akûnu wasiyya nafsî *** Wa lâ tumdî umûril-awsiyâ’u
Wa qad fattashtu ʿan ashâbi dînin *** Lahum nuskuw-wa laysa lahum riyâ’u
Fa-alfaytul-bahâ’ima lâ ʿuqûla *** Tuqîmu lahad-dalîla wa lâ diyâ’u
Wa ikhwânul-fitânati fikhtiyâlin *** Ka-annahum li-qawmin ambiyâ’u
Fa-ammâ hâ’ulâ’i fa-ahlu makrin *** Wa ammal-awwalûna fa-aghbiyâ’u
Fa-in kânat-tuqâ balahaw-wa ʿiyyan *** Fa-aʿyârul-madhallati atqiyâ’u
Traduction
Pourquoi ne serais-je pas mon propre tuteur, de sorte que mes affaires ne soient plus prises en main par des tuteurs ?
J’ai recherché des hommes de religion qui seraient pieux, sans ostentation.
Je n’ai trouvé que des bêtes sans esprit leur indiquant le chemin et sans lumière.
Quant aux hommes clairvoyants, ce ne sont que des arrogants, se prenant pour des prophètes.
Les derniers sont des conspirateurs alors que les premiers sont des idiots.
Si la piété n’était qu’idiotie et incapacité, alors les plus vils et les plus humiliés seraient des pieux.
La mise en avant de la raison par ces penseurs ne constitue en rien un rabaissement de la religion. Il s’agit seulement de critiquer les comportements de certains bigots. Des comportements blâmables à vrai dire, surtout lorsque la religion devient chez ces personnes de simples gestes cultuels à exécuter, sans qu’elle n’ait la moindre influence sur les mauvais penchants de l’âme.
En vérité, il est tout à fait normal que s’indignent les doués d’intelligence et que Se courrouce le Seigneur des seigneurs lorsque la religion devient chez de nombreuses gens un rituel à accomplir et un slogan à scander, lorsqu’elle est dépourvue de ses vertus et de son organisation, lorsqu’elle touche seulement aux apparences des choses sans s’infiltrer dans leurs profondeurs.
C’est à la lumière de cette explication qu’on comprend les vers d’Al-Maʿarrî :
Wal-ʿaqlu yabhathu wash-sharâ’iʿu kulluhâ *** Khabaray-yuqalladu lam yaqis-hu qâ’isu
Mutamajjisûna wa muslimûna wa maʿsharu *** Mutanassirûna wa hâ’idûna rasâ’isu
Wa buyûtu nîrânin tuzâru taʿabbudaw- *** Wa masâjidu maʿmûratuw-wa kanâ’isu
Was-sâbi’ûna yuʿadhdhimûna kawâkibaw- *** Wa tabâ’iʿu kullin fish-shurûri habâ’isu
Traduction
La raison, tout comme les religions, cherche à établir des dogmes sans qu’ils soient examinés.
Des Mages, des Musulmans, et autres Chrétiens et Juifs, immuables.
Des temples du Feu [1] pieusement visités, ainsi que des mosquées remplies, et des églises.
Et les Sabéens qui glorifient des astres. Mais tous ont des caractères enfermés dans le Mal.
Certaines personnes aiment à citer ces vers pour prouver qu’Al-Maʿarrî reniait toutes les religions et toutes les sectes dérivées quelles qu’elles soient. Mais en comparant ces vers avec d’autres vers indubitablement issus de la poésie d’Al-Maʿarrî, nous avons découvert que la réalité est toute autre. Nous avons compris qu’en réalité, cet homme raillait les dévots superficiels dont la piété vêtissait seulement les apparences, mais dont les caractères restaient enfermés dans le Mal !
Nous en voulons pour preuve les propos suivants, sans doute issus du même poème que les précédents :
Tushâddul-maghânî wal-qubûru dawârisu *** Wa lâ yamnaʿul-miqdâra bâbuw-wa hârisu
Wa mahmâ yakun fallâhu laysa bi-zâ’iliw- *** Wa yajnil-fatâ mim baʿdu mâ huwa ghârisu
Traduction
Les palais sont bâtis et les tombes nous recouvrent. Nulle porte ni gardien ne saurait empêcher la destinée.
Quoiqu’il advienne, Dieu est Éternel et l’individu ne récoltera que ce qu’il aura semé.
Puis il y a également ce sublime et suave poéme, dans lequel Al-Maʿarrî a coulé ses sentiments en or massif, alors qu’il chantait une litanie funèbre en hommage à un savant hanafite :
Ghayru mujdin fî millatî waʿtiqâdî *** Nawhu bâkin wa lâ tarannumu shâdî
Traduction
Ne servent point, à mon sens, les lamentations d’un pleureur ni le fredonnement d’un chanteur.
Il dit dans le même poème :
Khuliqan-nâsu lil-baqâ’i fa-dallat *** Ummatuy-yahsabûnahum lin-nafâdi
Innamâ yunqalûna min dâri aʿmâlin *** Ilâ dâri shaqwatin aw rashâdi
Traduction
Les hommes furent créés pour l’éternité, mais ma nation s’égara, croyant à une fin définitive.
Les hommes seront en réalité transportés d’une demeure d’actions à la demeure de la misère ou celle de la droiture.
Il y a dans ces propos une preuve explicite qu’Al-Maʿarrî croyait à la Rétribution.
Mais s’il dit dans le même poème :
Dajʿatul-mawti raqdatuy-yastarîhul- *** Jismu fîhâ wal-ʿayshu mithlas-suhâdi
Traduction
Je tiens la mort pour un somme où le corps se repose, alors que la vie est telle une veillée.
Il est alors incorrect de prétendre que notre homme tenait la mort pour une chute dans le néant…
Il la tient seulement pour un repos, car pour le croyant, la mort est véritablement un repos, sans pour autant être le repos de celui qui ne ressent plus rien. Il s’agit plutôt d’un repos dans lequel le croyant est empli de tranquillité, de satisfaction et de sérénité dans la Compagnie du plus Clément des Miséricordieux.
Le Messager dit dans un hadith, alors qu’un cortège funèbre passait devant lui : « Un reposé et un reposant. »
On demanda : « Ô Messager de Dieu, qu’est-ce que le reposé, et qu’est-ce que le reposant ? »
Il répondit : « Le Serviteur croyant se repose des vicissitudes et des maux de ce bas-monde en rejoignant la Miséricorde de Dieu - Exalté soit-Il. Le Serviteur débauché repose quant à lui les hommes, les terres, les arbres et les animaux. » [2]
La foi d’Al-Maʿarrî en Dieu et en Sa Rencontre est établie par ce pari lancé aux athées :
Qâlal-munajjimu wat-tabîbu kilâhumâ *** Lâ tuhsharul-ajsâdu qultu ilaykumâ
In sahha qawlakumâ fa-lastu bi-khâsirin *** Aw sahha qawlî fal-khasâru ʿalaykumâ
Traduction
L’astrologue et le médecin, tous deux ont dit : les corps ne seront pas ressuscités. J’ai répondu : Halte-là !
Si ce que vous dites est vrai, je n’aurai rien perdu. Et si ce que je dis est vrai, sur vous sera la perte.
Cet argument avancé par Al-Maʿarrî ne me satisfait pas pleinement ! Car la foi ne peut balancer entre acceptation et rejet. Mais il semble que le but d’Al-Maʿarrî était plutôt de soutenir la vie religieuse tout en restant affable avec ses contradicteurs les plus coriaces et les plus bornés. Al-Maʿarrî aurait ainsi plutôt cherché à faire prévaloir cette vie religieuse en tant que base psychologique et éthique stable qui garantirait à ses adeptes un bonheur certain… Un point de vue qui se défend.
Traduit de l’arabe aux éditions Nahdat Misr, deuxième édition, janvier 1997.
[1] Les Mages adoraient le feu. NdT
[2] Hadith rapporté par Al-Bukhârî, Muslim, An-Nasâ’î et Ahmad d’après Abû Qatâdah.
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