mardi 27 avril 2004
Si on posait à ceux qui commettent ces innovations la question suivante « Êtes-vous à l’origine de ces innovations ? », ils répondraient assurément par la négative et nieraient avec intransigeance que les hommes puissent être, par consensus ou par voie de la majorité, une source de législation...
La législation cultuelle n’a rien à voir avec une quelconque coutume (ʿurf), approbation juridique (istihsân), réprobation juridique (istihjân) ou accord commun (ittifâq) d’un groupe de gens. Le Sheikh Faraj As-Sanhûrî écrit :
« Nul Législateur en-dehors de Dieu - Exalté soit-Il. Nulles lois que celles qu’Il a établies et nulle législation que celle qu’Il a légiférée.
Les Musulmans sont unanimes là-dessus, y compris les Muʿtazilites (les ʿAdlites) [1] qui disaient que la laideur et la beauté des actions peuvent être directement appréhendées par la raison humaine, indépendamment de ce qu’en dit la révélation, et que Dieu doit nécessairement ordonner et interdire conformément à la beauté ou à la laideur intrinsèque de ces actions.
Pour tous les Musulmans, le Législateur est Dieu - Exalté soit-Il - et la Loi est sienne. Personne d’autre que Lui n’est habilité à légiférer.
Et même si le Messager de Dieu a parfois reçu le qualificatif de législateur dans les propos de certains savants, ce n’était là que par extension dans l’usage du terme, eu égard à sa qualité de porte-parole de Dieu.
Même si Ash-Shâtibî, à certains endroits de son œuvre, a désigné le travail du juriste (mujtahid), par le mot « législation », il n’en demeure pas moins que le mot a été utilisé là aussi par extension, eu égard au fait que le travail de ce mujtahid consiste à dévoiler et à faire apparaître les jugements de la Législation divine. Le pouvoir législatif n’appartient ainsi qu’à Dieu seul.
La Législation, en arabe sharîʿah, shirʿah ou sharʿ, concerne les actes physiques. C’est le jugement de Dieu - Exalté soit-Il - et l’aboutissement de Son discours concernant les actes humains, lequel discours peut prendre soit la forme d’une prescription, soit celle d’une permission, soit celle d’une prohibition.
Dieu - par Sa Sagesse infinie - n’a investi aucun de Ses Serviteurs, qu’il soit Messager, Prophète, Imâm, saint, ou autre chose, de la mission de légiférer aux hommes comme bon lui semblerait ou de juger entre eux conformément à ses vues personnelles.
La coutume ne constitue donc pas un argument juridique valable. On y recourt seulement dans des cas où l’on veut connaître par exemple ce qu’exprime par ses faits et gestes - conformes à la coutume locale - une personne partie prenante d’un serment ou d’un contrat ; ou lorsqu’on veut connaître la valeur coutumière donnée à des choses dégradées ou perdues ; ou lorsqu’on veut connaître les conditions que la coutume permet de poser dans un contrat. C’est dans ce type d’affaires que l’on recourt à la coutume. On n’y recourt cependant pas pour connaître un jugement légal devant être appliqué. On y recourt uniquement pour comprendre les tenants et les aboutissants d’une affaire, avant de rendre le jugement préconisé par la sharîʿah. La coutume n’abroge ni un texte péremptoire du Coran ou de la Sunnah, ni un consensus, ni une sentence juridique non construite sur le droit coutumier. Une sentence juridique construite sur le droit coutumier peut, quant à elle, voir son effet annulé par une nouvelle coutume.
La prise en compte de la coutume, dans la Législation islamique, n’est pas redevable d’une quelconque portée législative, tout comme elle ne saurait avoir une valeur probante globale. En fait, elle ne dépasse pas le statut de simple règle juridique.
Quant aux législations des religions antérieures, les savants sont unanimes sur le fait que ce dont le Législateur ne nous a pas fait le récit ne fait pas partie de notre Législation, et que ce dont Il nous a fait le récit et qu’Il nous a ordonné de suivre fait partie des lois de notre Législation.
On a néanmoins divergé sur le statut à accorder à ce dont Il nous a fait le récit mais qu’Il ne nous a par ordonné de suivre. Les uns sont d’avis que la simple mention du récit suffit à le considérer comme un ordre, auquel cas il fait partie de notre Législation. Les autres sont d’avis qu’un tel récit ne fait pas partie de notre Législation.
L’opinion des Muʿtazilites est que la raison peut, de manière indépendante, appréhender la beauté et la laideur intrinsèque des actions. De ce fait, elle peut, de manière indépendante, appréhender le jugement de Dieu le mieux adapté dans telle ou telle situation, même si la Législation ou la révélation ne se prononcent pas. Car pour eux, la source première pour connaître le jugement de Dieu est la raison.
La majorité des Musulmans estiment pour leur part que la raison n’a aucune autorité législative, et que le jugement de Dieu ne peut émaner que de Dieu Lui-même, par le seul moyen de la révélation qu’a reçue le Messager de Dieu (le Coran et la Sunnah) et qu’il a transmise, par Ordre divin, à l’humanité.
Ainsi, la seule voie possible est la transmission du Messager - paix et bénédiction sur Lui. Nulle place ici pour l’inspiration ou la vision mystique. Car tout cela ne permettrait de mener à la connaissance du jugement de Dieu, dont seule la révélation est capable. En outre, la transmission n’a de valeur que lorsque le Messager - paix et bénédiction sur lui - est en état d’éveil lorsque le Transmetteur S’adresse à lui. La transmission par le rêve n’est donc pas prise en considération, elle non plus.
Nous voyons ainsi que la véritable preuve et la source unique du droit musulman dans son ensemble est la révélation divine, qui est la référence législative du consensus (ijmâʿ) et de l’analogie juridique (qiyâs)...
Les autres sources de droit musulman font donc nécessairement partie de ces quatre-là [2]. Ou alors, elles ne sont pas des sources de jurisprudence. »
Cet orientaliste et ses compères croient que le consensus est capable de créer des lois, indépendamment de la Parole de Dieu et de Son Messager. Pourtant, comme nous l’avons vu, le consensus n’est que l’accord commun sur la compréhension des textes religieux et des actes avérés du Prophète.
Dans le domaine de la religion, la Communauté reçoit la Parole du Ciel et n’a d’autre recours que d’admettre ce qui lui a été transmis.
En présence d’un texte explicite, l’effort de déduction des lois ou ijtihâd est rejeté.
Aucun concile ni aucun synode, qu’il soit privé ou public, ne peut enlever une loi ou en rajouter une autre.
Depuis les premiers temps de l’Islam et jusqu’à l’Heure de la Résurrection, les Musulmans ne peuvent transformer une Sunnah en bidʿah (innovation religieuse) ou une bidʿah en Sunnah. Certes, les hommes peuvent faire montre de désobéissance et de manquements à l’égard des Commandements divins.
Mais cela signifie justement que la Loi est vérité, que son autorité morale est affirmée et crainte, que sa transgression reste une contingence réprouvable, que le bien légiféré par Dieu demeure beau et que le mal commis par les hommes demeure laid.
Ce groupe d’orientalistes s’est quant à lui égaré de la vérité en prétendant que le consensus est source de loi. Le Professeur Muhammad Abû Zahrah dit à leur sujet :
« Ils ont fondé sur cette erreur que voilà l’opinion selon laquelle les hommes peuvent, par leurs pensées et leurs actions, créer des dogmes et des traditions religieux, ou abandonner les préceptes qu’ils ont exclusivement reçus par la voie du Ciel. Ils ont notamment dit : « Ainsi, plus d’une fois, ce qui avait été une innovation (bidʿa, le contraire de sunna) et, en tant que cela, une hérésie, s’est fait admettre communément grâce à l’idjmâʿ et a supplanté la sunna antérieure. C’est, par exemple, le cas du culte des saints [3] qui, de cette manière, est réellement, devenu une partie intégrante de la sunna, et, ce qui est le plus curieux, dans la doctrine de l’infaillibilité de Muhammed et de son impeccabilité (ʿisma), l’idjmâʿ a prévalu contre les énonciations du Kur’ân, clairement opposées à cela. Ici, l’idjmâʿ ne s’est pas borné à déterminer des points encore indéterminés, mais il a modifié complètement des doctrines bien établies et de la plus grande importance. Aussi, est-il considéré actuellement par beaucoup de personnes, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Islâm, comme un puissant moyen de faire aboutir des réformes ; le peuple musulman, disent-ils, peut faire de l’Islâm tout ce qu’il veut, pourvu qu’il soit unanime. Néanmoins, il existe de grandes différences d’opinions sur le point de savoir ce que nous avons à attendre de lui. Goldziher, dans ses Vorlesungen, p. 56, croit pouvoir conclure de son passé qu’il peut aussi dans le futur acquérir beaucoup d’importance ; au contraire, Snouck Hurgronje (Politique musulmane de la Hollande, p.42, 60) considère le Fikh comme un système cristallisé et ne voit, non plus, dans l’idjmâʿ aucune espérance. » [4] »
Tels sont les propos des savants européens sur le consensus juridique. Ils ont compris que le ijmâʿ est le consensus de la masse populaire sur une opinion donnée, non l’accord commun des juristes, appelé encore le consensus de l’élite législative (ijmâʿ ahl al-hall wal-ʿaqd).
Ils ajoutent par ailleurs que dans sa portée globale, le consensus touche également les doctrines et les lois. Cette opinion ne concerne pourtant que les seuls Imâmites.
Ils affirment aussi que le consensus peut se heurter au Livre et à la Sunnah, auquel cas on lui accorde la préséance sur ces deux sources de droit, de sorte que son autorité passerait devant l’autorité des versets péremptoires et explicites du Coran, et pourrait, ainsi, à terme, servir de référence pour construire une toute nouvelle législation. Un beau rêve que les orientalistes aimeraient voir se réaliser... D’ailleurs, il se pourrait très bien que ce soient ces doux espoirs qui les aient poussés à tenir cette réflexion qui est la leur.
Mais tout cela est erroné, car la question de savoir si le consensus constitue un argument juridique valable en-dehors des fondements des prescriptions religieuses ne fait même pas l’objet d’un consensus parmi les savants musulmans. Un grand nombre d’entre eux ne reconnaît en effet la valeur probante du ijmâʿ que lorsqu’il s’agit du consensus des Compagnons du Prophète - que Dieu les agrée tous.
Par ailleurs, ceux qui ont soutenu la valeur probante du consensus sont unanimes pour dire que celui-ci passe au second plan derrière le Livre et la Sunnah : il ne doit ainsi se heurter ni au Livre de Dieu, ni aux traditions prophétiques à large et moyenne concordance. Seul un consensus fondé sur des textes explicites et corroborés dans la pratique de génération en génération peut prévaloir, en matière de droit, sur les autres formes de déduction juridique.
En outre, les partisans du consensus ont unanimement posé la condition que tout consensus doit avoir une assise théorique dans le Livre et la Sunnah. Certains savants ont néanmoins permis que le consensus trouve son assise dans une analogie avec un texte fondateur. Ainsi, le consensus doit s’appuyer ou bien directement sur un texte-source ou bien sur une analogie avec un texte-source consensuellement reconnue par les savants pour sa pertinence.
Les plus grandes erreurs commises par les orientalistes ont donc été :
Ou encore : « Et tu es, certes, d’un caractère éminent. » [7] Le Prophète est donc infaillible d’après l’autorité du Coran et celle du consensus.
Ce sont les erreurs que nous voulions relever chez les orientalistes. Et Dieu - Exalté soit-Il - est notre Guide vers le Chemin droit.
Traduit de l’arabe du livre de Sheikh Muhammad Al-Ghazâlî, Difâʿ ʿan Al-ʿAqîdah Wash-Sharîʿah didd Matâʿin Al-Mustashriqîn, éditions Nahdat Misr, deuxième édition, janvier 1997.
[1] Les ʿAdlites (ahl al-ʿadl, gens de la justice) est une autre dénomination pour les Muʿtazilites. NdT
[2] Les quatre sources sont le Coran, la Sunnah, le consensus et l’analogie juridique. NdT
[3] Le "culte des saints" est une traduction impropre du terme tawassul. Voir la note suivante pour une définition du tawassul. NdT
[4] Conférer l’Encyclopédie de l’Islam, article « Idjmâʿ » de D. B. Macdonald, éditions Picard, 1927.
[5] Le tawassul consiste à prier Dieu en mettant en avant des choses et des personnes qui ont de la valeur auprès de Lui, en espérant que cela contribue à ce que Dieu veuille bien exaucer ladite prière. Ainsi le tawassul se fait-il habituellement par les œuvres pieuses, par les personnes pieuses et par toute chose susceptible de contribuer à ce que la prière soit exaucée. On cite ainsi une "prière de la pluie" faite sous le califat de ʿUmar - que Dieu l’agrée - où ʿUmar - que Dieu l’agrée - demanda à Dieu, en faveur de la présence de l’oncle du Prophète, que la pluie soit envoyée au secours des musulmans victimes d’une longue sécheresse. On peut également citer une prière, rapportée dans un hadith authentique, enseignée par le Prophète - paix et bénédictions sur lui - à un aveugle afin que guerrisse sa cécité où il dit : "Je m’adresse à Toi par Ton Messager...". Bien entendu, certaines formes de tawassul font l’unanimité des savants quant à leur licéité, comme le tawassul par les œuvres pieuses et par les personnes pieuses de leur vivant. D’autres formes ont fait l’objet de controverses comme le tawassul par une personne pieuse après son décès. L’opinion dominante chez les Sunnites est la licéité, comme le rappelle Sheikh Wahbah Az-Zuhaylî. Le maître mot en matière de tawassul est que celui qui en use ait conscience que c’est uniquement à Dieu qu’il doit s’adresser et que c’est Lui Qui exauce les prières et peut lui accorder le bien ou l’éprouver par le mal. Ainsi personne, si ce n’est Dieu, n’a un tel pouvoir. L’intention accompagnant le tawassul doit donc être vouée à Dieu, sans aucune faille. Associer quelqu’un d’autre à Dieu dans ce pouvoir est une forme de polythéisme qu’il faut redouter et dont il est salutaire de s’écarter. Autrement, la traduction "culte des saints" traditionnellement choisie par les orientalistes - traduction erronée selon nous - serait totalement justifiée. NdT
[6] Sourate 53 intitulée l’Étoile, An-Najm, versets 3 et 4.
[7] Sourate 68 intitulée le Calame, Al-Qalam, verset 4.
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